L’ouvrage collectif se penche sur un sujet sensible trop peu étudié, mais pèche par son tropisme pour les anecdotes biographiques au détriment de l’analyse des œuvres.
Un artiste doit-il continuer à créer après un certain âge ? Cette question sous-tend la structure de l’ouvrage et se décline à travers des exemples de la Renaissance au XXIe siècle, même si les peintres des XVIe et XVIIe siècles occupent près de la moitié du texte. Au fil des pages, les auteurs abordent les cas de Rembrandt, de Raphaël, de Nicolas Poussin et surtout du Titien évoqué dans plusieurs textes : le peintre italien a en effet vécu jusqu’à 96 ans.
Si l’introduction pose d’emblée la difficulté de « l’illusion biographique » chère à Pierre Bourdieu, la multiplication des anecdotes sur la vie des artistes donne l’impression que les auteurs s’intéressent plus aux artistes qu’aux œuvres. L’ouvrage aurait ainsi pu s’intituler « L’artiste au risque de l’âge », sujet par ailleurs fort intéressant. La contribution de Nadeije Laneyrie-Dagen s’attache ici à la vieillesse du Titien et à la réception de ses œuvres tardives, notamment la question de la technique picturale : le Titien utilisait-il ses doigts pour peindre à cette époque ? Et a-t-il abusé de la « manière », c’est-à-dire d’un style se caricaturant lui-même ? Ces questions occupaient les conversations des élites de la Renaissance et les artistes âgés ont toujours redouté le jugement de leurs pairs sur le sujet : la déception d’Eugène Delacroix au Salon de 1859 montre ainsi comment un peintre âgé admiré se heurte aux nouvelles évolutions stylistiques soutenues par la critique.
Une question annexe occupe beaucoup les artistes vieillissants, celle de l’« œuvre tardive ». La notion même de « style tardif », héritée de Giorgio Vasari et de son ouvrage Les Vies (1550), fait débat. Ainsi, en 1937, Theodor W. Adorno réexaminait-il cette notion au regard des dernières œuvres de Ludwig van Beethoven atteint de surdité et interrogeait la continuité esthétique au sein de la production du compositeur. Danièle Cohn étudie dans sa contribution cette approche et pose la question fondamentale : la vie explique-t-elle l’œuvre ? Par exemple, un artiste âgé change-t-il de style après une maladie ? Le cas d’Otto Dix atteint de paralysie partielle après un AVC fait l’objet d’un chapitre intéressant dans lequel Marie Gispert scrute les dernières œuvres de l’artiste pour y chercher des traces de changement stylistique, ou des preuves de décrépitude physique. Elle recourt à des photographies d’archives pour compléter son analyse, mais verse parfois dans l’interprétation psychologisante, pour finalement tenter d’évaluer la qualité des autoportraits. Encore une fois, la tentation biographique guette les critiques d’art, comme un écho au Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust au sujet des écrivains, ouvrage qu’aucun auteur ne cite, alors qu’il serait pertinent.
Les approches variées du vieillissement n’empêchent pas une focalisation sur deux thèmes récurrents, l’autoportrait et l’artiste célèbre de son vivant. Qu’il s’agisse de Rembrandt, de Cindy Sherman ou de Jean-Baptiste Greuze, l’autoportrait à différentes périodes de la vie occupe plusieurs chapitres de l’ouvrage. Mais se représenter à 60 ans au XVIIe siècle n’a pas la même signification qu’au XXe siècle, d’autant que Cindy Sherman est une femme qui incarne des personnages sans jamais exposer son identité réelle. Son cas aurait mérité un article bien plus long que celui écrit par Shelley Rice. En comparaison, on peut s’interroger sur la nécessité de consacrer autant de place au Titien, puisque les débats autour de ses œuvres tardives tournent à l’expertise stylistique aride.
Certains artistes majeurs donnent cependant lieu à des analyses intéressantes, comme Marcel Duchamp sous la plume de Philippe Dagen. L’auteur évite le tout biographique pour révéler comment Duchamp a joué avec l’idée de sa propre mort, à travers des ready-made en forme d’urnes funéraires, et par un effacement social progressif : l’artiste restait préoccupé par l’idée de faire survivre ses œuvres après sa mort et d’entrer dans l’histoire de l’art. Il fut incinéré en 1968 et ses cendres placées dans une urne, ce qui fait dire à Philippe Dagen que ses œuvres « sont anthumes et posthumes simultanément ».
L’ouvrage oscille en permanence entre la tentation biographique et l’interprétation stylistique, y compris lorsque le neurologue Bruno Dubois examine les cas de Claude Monet, Auguste Renoir ou Willem de Kooning confrontés à la maladie. On en revient toujours à l’anecdote sur la vie biologique de l’artiste âgé, surtout s’il est célèbre.
Les derniers chapitres consacrés au théâtre et au cinéma ouvrent des perspectives, mais en restent aussi à la question du corps âgé de l’artiste. Seuls les chapitres sur Louise Bourgeois et Marcel Duchamp y échappent, et ce n’est pas un hasard s’il s’agit d’artistes conceptuels. L’ouvrage aurait gagné à se détacher de la figuration pour inclure d’autres représentations du vieillissement.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°568 du 28 mai 2021, avec le titre suivant : L’influence du vieillissement sur les artistes et leurs créations