Émilie Oléron Evans explore le parcours intellectuel de cette précurseuse de l’histoire de l’art féministe, mettant en lumière une œuvre profonde et engagée.
Aujourd’hui considérée comme la « sainte patronne des interventions féministes en histoire de l’art » mais aussi comme une personnalité centrale de sa discipline, Linda Nochlin (1931-2017) est principalement connue en tant qu’autrice de l’essai Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ?. Publié en 1971, ce texte jouit d’une renommée mondiale et d’une postérité importante qui dépassent les frontières des cénacles artistiques et féministes. Preuve de cette popularité, parfois étonnante, le titre de cet essai se retrouve notamment imprimé en majuscule sur un pull marin, créé sous la direction de Maria Grazia Chiuri, et porté par un mannequin ouvrant le défilé de la Maison Dior, pour sa collection printemps-été 2018.
Senior lecturer en histoire culturelle de l’art à la Queen Mary University of London, Émilie Oléron Evans propose dans son dernier ouvrage de retracer la vie et le parcours intellectuel de Linda Nochlin. L’autrice cherche ainsi à transmettre aux lecteurs la force de sa pensée, bien qu’en partie aujourd’hui datée, et à faire comprendre au mieux l’actualité des combats qu’elle a menés. Revenant sur les différentes étapes marquantes de sa biographie et sur ses nombreux travaux, ce livre vise à démontrer que l’œuvre de Linda Nochlin « peut être lue comme un engagement enthousiaste et constant pour la cause de groupes marginalisés, à l’écoute desquelles l’historienne de l’art a passé sa carrière, sous le double signe de l’ouverture et du dialogue ».
Émilie Oléron Evans s’intéresse d’abord à la vie et à la formation de la célèbre essayiste. Née en 1931 à Brooklyn, dans une famille descendant d’immigrés juifs de Russie, elle se passionne pour la littérature et la philosophie avant de devenir, selon ses propres mots,« historienne de l’art par accident ». Issue d’un milieu privilégié dont elle a conscience, la jeune femme est marquée par l’enseignement qu’elle reçoit successivement au Vassar College, à Columbia et à la New York University. Nombre de ses professeurs sont des intellectuels germanophones ayant immigré aux États-Unis en raison de la montée du national-socialisme, elle bénéficie par leur entremise d’une approche nouvelle de l’histoire de l’art qu’elle va elle-même prolonger et remettre en question. Bien que se spécialisant sur Gustave Courbet et le courant réaliste, Linda Nochlin fait preuve d’une grande curiosité dans ses lectures, allant de Walter Benjamin à Simone de Beauvoir, ou encore Meyer Schapiro, mais aussi Aby Warburg, qu’elle désigne comme « son père adoptif ». Erwin Panofsky tient également une place particulière dans son panthéon personnel, elle n’hésite pas à baptiser malicieusement un de ses chats du nom du célèbre historien de l’art.
Le Vassar College joue un rôle central dans l’éducation de Linda Nochlin mais aussi dans sa carrière professionnelle. C’est dans cette institution qu’elle obtient une charge de cours et inaugure, en 1969, un nouveau séminaire sur « L’image des femmes aux XIXe et XXe siècles ». Durant ces mêmes années, elle est introduite au féminisme et à sa cause par l’intermédiaire de certaines de ses collègues qui lui donnent quelques publications de groupes militants.
Émilie Oléron Evans insiste sur la dimension collaborative et participative des travaux menés par Linda Nochlin. Elle analyse avec finesse sa méthodologie, entre bricolage et zigzag, ainsi que son écriture si spécifique. Bien que se montrant très laudative à l’égard de son œuvre, elle n’hésite pas à en relever les angles morts, les paradoxes ou même les écueils. L’un d’eux semble avoir néanmoins échappé à sa vigilance, à savoir la supériorité présupposée de l’essai comme forme d’écriture de l’histoire de l’art et son caractère prétendument genré. Cette confrontation et dénégation de la monographie paraît, non seulement stérile et artificielle, mais aussi relever d’une généralisation lapidaire alors que le sujet mériterait une véritable discussion. Les deux formats sont plutôt complémentaires et ont chacun leurs avantages et inconvénients.
L’autrice observe que Linda Nochlin concentre une grande partie de ses activités sur « révéler l’histoire des femmes artistes du passé ; démasquer l’oppression des femmes à travers l’analyse des représentations ; et [enfin] rendre justice, tout en leur donnant une visibilité publique, aux femmes artistes d’aujourd’hui ». Émilie Oléron Evans recontextualise finement la genèse de Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ?, elle revient également sur sa réception, aussi bien aux États-Unis qu’en France, et dresse un bilan très complet sur son impact et son actualité. De la même manière, elle analyse les expositions historiques « Femmes peintres : 1550-1950 », conçue en 1976 au Los Angeles County Museum of Art, avec Ann Sutherland Harris, puis « Féminismes mondialisés : Nouvelles orientations en art contemporain », réalisée en 2007 au Brooklyn Museum, avec Maura Reilly.
Apportant une précieuse contribution à la collection « Historiographie de l’art » des Presses universitaires de Strasbourg, Émilie Oléron Evans publie un ouvrage érudit et d’une écriture fluide. Celui-ci est une invitation à aller au-delà du simple nom de Linda Nochlin et du titre percutant de son essai le plus célèbre, parfois brandi à tort et à travers, pour mieux découvrir l’ensemble de son œuvre et revenir à l’essence de ses écrits et de son militantisme. À travers cette figure tutélaire, l’autrice incite ses lecteurs à s’en inspirer pour développer leur propre façon de penser, mais aussi à outrepasser leur peur afin de réussir à s’engager pleinement.
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Linda Nochlin, pionnière en son genre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°650 du 28 février 2025, avec le titre suivant : Linda Nochlin, pionnière en son genre