Avec l’odyssée monumentale qu’elles réservent au monde des grottes, quand l’enfouissement refait surface, les éditions Hazan publient un livre majeur de ces dernières années.
Les doigts des deux mains suffisent à compter les ouvrages d’histoire de l’art qui, chaque année, ont le privilège et la légitimité d’explorer un domaine nouveau, presque inédit. Le présent ouvrage est de ceux-là. Non que le terrain n’ait jamais été exploré, il était en jachère. Ses auteurs, Hervé Brunon et Monique Mosser, rappellent ainsi l’existence de précédentes tentatives de défrichage, parmi lesquelles une somme anglaise, vieille de trente ans (1982), et un atlas des grottes transalpines (2001-2002), docte quoique restreint. Il convenait de remettre en ordre et en mots ces tesselles d’analyse, parfois fragmentaires, et de les subsumer au cœur d’une gigantesque mosaïque, tout à la fois ample et fluide, susceptible de donner à voir l’importance – intellectuelle, artistique et téléologique – des grottes dans les jardins européens. Fascinant.
Élégance
De grand format (27,3 x 33 cm), cet ouvrage relié est présenté dans un coffret qui reprend, au recto et au verso, les somptueuses images retenues pour la première et la quatrième de couverture – une vue de la grotte de Stourhead (1748) et le Masque infernal (vers 1570) du Bois sacré de Bomarzo, respectivement au Royaume-Uni et en Italie, soit les deux principaux pourvoyeurs européens de grottes de jardin. Les 400 pages de cette somme magistrale abritent quelque 260 reproductions de très belle facture, qu’il s’agisse d’imprimés savants, d’estampes anciennes ou de sites exemplaires. Par sa photogravure irréprochable et par sa subtile police de caractères – le Sabon –, le livre trahit un remarquable soin éditorial, jamais entaché par des coquetteries artificielles ou des baroqueries inutiles. Élégant, il est aussi sobre.
Ce qui confine à la rareté. Aucunement anecdotiques, les annexes sont présidées par un souci de lisibilité et d’érudition : nombreuses sans être toxiques, les notes renvoient à des numéros, eux-mêmes développés au sein d’une étourdissante bibliographie riche de 659 entrées. Ce système, en tant qu’il permet tout à la fois d’épurer la lecture et d’affronter la profusion, contentera le néophyte comme chercheur. Ce qui, là encore, tient de l’inhabituel.
Poétique
D’aspect différent selon les régions et les époques, la grotte interdit une taxinomie rigoureuse ainsi qu’une stricte approche chronologique. Partant, l’ouvrage se déploie en douze séquences empruntées aussi bien à l’anthropologie – le sacré, le profane –, qu’à la littérature – le merveilleux, le fantastique – ou encore à l’imaginaire matériel des quatre éléments – l’aquatique et le rocheux. Précédées par une analyse lexicographique, ces séquences, qui ne sauraient être étanches les unes aux autres, permettent de mettre au jour divers regroupements typologiques, particulièrement efficients, sans pour autant renoncer à aborder la complexité du sujet, et ce depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Se dessine ainsi une véritable poétique de la grotte, qu’elle soit artificielle ou naturelle, chaos esthétisé ou concrétion étrange, nichée dans un jardin pittoresque ou disposée dans une demeure, simple nymphée, comme celui de la Villa Barbaro (1554-1560), à Maser, ou caverne énigmatique, telle celle du château de Navarre (vers 1760), près d’Évreux. Tout un monde de formes enfouies, exhumées et théâtralisées, de sorte que les entrailles paraissent refaire surface et que la caverne platonicienne semble enfin éclairée.
Hétérotopies
La grotte, c’est le règne du composite, de l’incertain. Du monstrueux, parfois. Du sublime, souvent. Aquatique, elle devient diluvienne, telle la spectacularisation imaginée à Tivoli (1566-1570). Excavée, elle ressemble à un continent noir, désirable et menaçant, dont on ignore s’il ressortit à l’infernal ou au merveilleux qui, et l’ouvrage l’exprime entre les lignes, sont parfois les mêmes. Par ses congélations informes, ses pétrifications curieuses, ses rugosités énigmatiques, la grotte est un espace hybride, ambigu, où l’art rencontre la nature sans que l’on sache qui des deux a contaminé l’autre. Pittoresque ou monumentale, elle fait office de passage, d’entre-deux. Mieux, à l’image du jardin et de la scène de théâtre, elle renvoie toujours à un ailleurs spéculaire, qu’elle joue à mettre en abyme. La grotte, eût dit Michel Foucault, appartient ainsi à ces « hétérotopies », à ces espaces autres qui permettent à cette publication d’accéder remarquablement à une histoire des représentations, imaginaires et symboliques. Du renversant nymphée (1551-1552) de la Villa Giulia, imaginée pour le pape Jules III, à la gueule infernale de La Papesse (1980-1989), conçue en Toscane par Niki de Saint Phalle, le livre explore les anfractuosités du génie comme les refuges de l’exception et, plus encore, quand le visible et l’invisible se rejoignent sur un seuil superbe, les caves de l’être comme les souterrains de l’âme. Ensorcelant.
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L’imaginaire des grottes dans les jardins européens
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°675 du 1 janvier 2015, avec le titre suivant : L’imaginaire des grottes dans les jardins européens