Dans son dernier essai, Hans Belting propose une analyse anthropologique des images.
À en juger par le nombre d’ouvrages, d’articles et de colloques récents, la question de l’image campe au centre des interrogations sur le monde contemporain (lire p. 8). La machine médiatique ne s’est pas forcément emballée ces dernières années, mais, à l’évidence, elle a gagné en puissance et le regard, finalement saturé, semble s’affoler, privé des repères qui lui permettraient de faire le tri entre les documents essentiels et les documents parasites. Nous ne savons plus ce que nous voyons (d’où viennent ces images, comment sont-elles fabriquées, à quelles fins sont-elles diffusées ?) et, dans un monde où les systèmes de croyance sont en pleine métamorphose, nous ne savons plus ce qu’est une image dont les pouvoirs mal évalués inspirent une crainte quasiment primitive. Chaque discipline en offre une définition qui ne coïncide pas toujours avec celle de la discipline voisine, quand elles ne multiplient pas purement et simplement des approches contradictoires, de telle sorte que l’effort de clarification entraîne sa part de confusion. De plus en plus de tentatives cherchent à adopter des perspectives pluridisciplinaires qui permettent d’embrasser aussi bien les aspects de la fabrication des images que ceux de leur perception, sans égard pour les genres auxquelles elles appartiennent.
La part magique
De ce point de vue, l’ambition de Hans Belting est intéressante en elle-même. L’historien de l’art (dont on a pu lire récemment en français, Le Chef-d’œuvre invisible (1)) ne renonce pas à sa spécialité ni à ses intérêts, mais entend incorporer ses réflexions dans la rubrique beaucoup plus large de l’anthropologie. Il n’est certes pas le premier à insister sur la nécessité d’envisager à la fois les images artistiques et ce qu’il nomme les images « profanes » et reconnaît, entre autres, Aby Warburg ou Julius van Schlosser comme des précurseurs. Mais sa perception de l’art contemporain le conduit à briser avec un surcroît d’énergie une frontière qui, non seulement a perdu toute raison d’être, mais entrave aussi l’intelligence du problème. Ce qui l’amène justement à révoquer certaines prémices du modernisme telles que Clement Greenberg a pu les formuler. Constatant que, d’une part « les images ont acquis une existence abstraite », d’autre part, leur espace « s’accroît au détriment de l’espace vital », il entend reprendre l’analyse dans une configuration triangulaire : image, dispositif (ou médium), corps. Il s’agit donc de redonner sa place à l’homme en tant qu’utilisateur des images, en tant qu’il entretient avec elles un rapport aussi constant que vivant pour faire de lui le « lieu des images ». Là s’opère une transformation essentielle : « Nous commençons, écrit l’auteur, par désincarner les images extérieures qui passent devant nos yeux, pour leur redonner corps ensuite : un échange se produit ainsi entre leur médium-support et notre corps, lequel joue à son tour un rôle de médium naturel. » Le vocabulaire et le style mis à part, c’est bien cette expérience fondamentale que Marcel Proust a restituée dans la Recherche du temps perdu.
Au fil des pages pourtant, le cadre théorique que propose Belting devient un peu flou, et lui échappent des affirmations assez surprenantes comme lorsqu’il avance que « c’est par les images qu’il fabrique que l’homme se distingue des autres êtres vivants ». On finit par craindre que l’auteur ne surestime à son tour l’objet de ses recherches en étendant imprudemment son empire, d’autant que son entreprise anthropologique fait l’économie d’un examen de la relation entre le visible et le langage. Les passages qu’il consacre à la peinture d’ombre, au masque, au problème de la ressemblance et au rapport entre l’image et la mort (tout le chapitre V) restent les plus intéressants. Ils sont aussi révélateurs d’une question qui parcourt en filigrane l’ensemble du livre, à savoir celle de la part magique qui conditionne notre rapport aux images. Le rationalisme commun rejette a priori un tel lien qui fait évidemment offense à l’idée de progrès à laquelle il croit participer pleinement et qui implique l’existence de rituels. Or ces rituels existent bel et bien, que ce soit dans le musée ou devant les multiples écrans qui nous environnent, sauf que les techniques et l’idéologie courante les rendent pratiquement imperceptibles ou favorisent leur déni. L’anthropologie ici esquissée pourrait bien permettre de lever le voile sur certains des tabous qui instruisent notre rapport à l’image, à toutes les images.
(1) éd. Jacqueline Chambon, 2003.
Hans Belting, Pour une anthropologie des images, traduit de l’allemand par Jean Torrent, éditions Gallimard, 360 p., 35 euros. ISBN 2-070-76799-X, sortie le 14 octobre.
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L’image dans tous ses états
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°198 du 10 septembre 2004, avec le titre suivant : L’image dans tous ses états