Art ancien

Les paradoxes du baroque français

Par Guillaume Morel · L'ŒIL

Le 1 avril 2005 - 1778 mots

La France terre d’élection du classicisme ? Oui, mais pas seulement. Au XVIIe comme au XVIIIe siècle, l’art français ne résiste pas aux charmes du baroque italien. En un chapitre de son monumental Art baroque qui paraît dans une nouvelle édition, Yves Bottineau se penche sur la singularité du baroque français.

La France aurait-elle résisté à l’offensive baroque, manifeste en d’autres pays par un art débordant, un art des sens et de l’excès, de l’illusion et du trompe-l’œil où la forme vit, où les couleurs, les formes et les structures éclatent, où les saintes deviennent femmes ? Le baroque naît en Italie avec la Contre-Réforme, pour se développer entre la fin du XVIe siècle et le milieu du XVIIIe dans toute l’Europe. Spectaculaire en Italie – en particulier à Rome –, en Espagne ou en Allemagne, l’art baroque l’est sans doute moins en France. Il y prend d’autres formes, en se mêlant bien souvent au classicisme, au détour d’édifices et d’œuvres d’art qu’Yves Bottineau invite à redécouvrir.
L’auteur entend étudier l’art français entre 1620 et 1760 « dans la singularité complexe où se combinent baroque, rocaille et classicisme ». En rappelant d’emblée que le terme baroque ne veut pas nécessairement dire surchargé, le mot étant souvent employé de manière péjorative, pour qualifier le mauvais goût, la surcharge, l’excès décoratif. En France, s’il y a un débat entre deux grandes tendances – la querelle du coloris anime l’Académie royale de peinture et de sculpture à partir de 1670, opposant les défenseurs du dessin de Poussin et les adeptes de la couleur de Rubens –, il est impossible d’avoir une vision trop tranchée ; « la réalité semble avoir souvent additionné et combiné les courants, elle ne les a pas forcément opposés », explique Bottineau.

L’exemple du château de Versailles
Louis Le Vau (1612-1670), premier architecte de Louis XIV et maître d’œuvre de Versailles, n’est pas à première vue l’artiste le plus emblématique du baroque. Il n’en est pas moins un véritable metteur en scène de l’architecture marqué par le baroque romain (influence manifeste dans ses travaux à l’hôtel Lauzun et à l’hôtel Lambert) avant même de travailler pour Versailles aux côtés de Le Brun, Girardon et Le Nôtre. Poussin l’est encore moins, maître de l’équilibre et de l’ordre, observateur minutieux de l’antique, de la mythologie et de l’histoire. Par sa personnalité autant que par son art, Poussin est l’artiste classique par excellence. Pourtant, un tableau comme Le Martyre de saint Érasme (1628-1629, ill. 3) possède une force dynamique – torsion du corps du saint, mouvement des drapés –, un élan et un lyrisme qui n’ont rien à envier aux œuvres baroques. Nombre d’œuvres de Georges de La Tour sont quant à elles très marquées par le Caravage, dans son usage du clair-obscur (Saint Sébastien soigné par sainte Irène). Tout comme Nicolas Tournier, qui peint des sujets religieux avec une gravité et une ampleur dramatique empruntées au maître romain.
Il est indéniable que la France regarde l’Italie, et les classifications de styles ne sont pas si simples. Certaines œuvres peuvent être tour à tour considérées comme baroques ou classiques. L’Enlèvement de Proserpine de Girardon, antique de sujet, a un dynamisme qui pourrait le faire pencher du côté du baroque. Pierre Puget, qui a beaucoup travaillé en Italie, est emblématique de cette dualité (Milon de Crotone ; Persée et Andromède).
« Placée entre ces deux courants contradictoires d’appréciation, la création française, depuis
le début du XVIIe siècle jusque vers la décennie 1760-1770, paraît affectée d’une singularité redoutable », écrit Yves Bottineau. L’exemple le plus passionnant du livre pour mettre en évidence cette singularité est celui du château de Versailles, emblème du classicisme par sa façade ordonnée, sa symétrie, son sens de l’équilibre. La galerie des Glaces (ill. 5) et ses effets illusionnistes entre les fenêtres et les miroirs, les grands décors des appartements royaux adaptés du goût italien par Charles Le Brun sont en revanche baroques.
« Les grottes et les fontaines, imitées de celles d’Italie, ont non seulement contribué à acclimater en France la Renaissance et le maniérisme, mais aidé au glissement vers le baroque », explique Bottineau. L’auteur évoque alors un Versailles disparu, citant en exemple la grotte de Thétis (1676), détruite en 1684. Elle abritait un chef-d’œuvre de la sculpture classique, Apollon servi par les nymphes, réalisé par Girardon et Regnaudin, mais était totalement baroque par ses jeux d’eaux, de lumières et de miroirs. Chef-d’œuvre du genre, cette grotte annonçait le futur style rocaille.

De l’influence du baroque romain
Encouragé par Mazarin – qui n’a cessé de rappeler l’importance de l’art dans l’exercice et la puissance du pouvoir –, Simon Vouet a su adapter au goût français l’esprit de la peinture italienne. Mazarin est très lié avec le Bernin, qui réalise la statue équestre de Louis XIV et un buste figurant dans les appartements royaux, et propose un projet pour le Louvre qui n’aboutira pas pour des raisons financières. Il est également proche de Romanelli, qui travaillera à Paris (plafond de l’actuelle galerie Mazarine, Bibliothèque nationale, en 1646-1647 ; L’Énée blessé du cabinet de l’amour à l’hôtel Lambert ; l’appartement d’été d’Anne d’Autriche au Louvre en 1655-1657). L’activité de Mazarin en faveur du baroque romain est acharnée. Face à cela, les partisans du classicisme cherchent à redéfinir leur idéal. La venue de Poussin à Paris en 1640 – jusqu’en 1642 – laisse espérer un retour à une peinture plus rigoureuse, en réaction à celle de Simon Vouet. Autour de ce dernier, Michel Ier Corneille, Jacques de Létin, Jacques Blanchard sont quelques-uns des principaux représentants de la tendance baroque. Lorsque Mazarin disparaît en 1661, Louis XIV commence à gouverner véritablement et ses goûts artistiques vont donner un nouveau souffle à la création, entre le respect d’un certain classicisme et un élan baroque inspiré par Rome. Après l’incendie qui ravage la petite galerie du Louvre en 1661, Charles Le Brun conçoit en 1663 la nouvelle galerie où il adapte un grand décor italien sur le thème d’Apollon (cf. L’Œil n° 565).
Le mobilier et le décor intérieur des édifices religieux offrent, au xviie comme au XVIIIe siècle, de multiples créations baroques. Les baldaquins, boiseries, retables, stalles et autres grilles des cathédrales d’Amiens ou d’Angers, de l’église Saint-Sernin à Toulouse, en sont quelques exemples. À Paris, les églises de la Compagnie de Jésus sont particulièrement représentatives, notamment l’église de la Maison professe, aujourd’hui Saint-Paul Saint-Louis, avec sa façade dynamique et ornée. Le baroque touche de la même façon les arts décoratifs, tapisseries, groupes de porcelaine, pièces d’orfèvrerie…

Légèreté et fantaisie du style rocaille
Le XVIIIe siècle prolonge le baroque par le style rocaille – en référence à la décoration des grottes – ou rococo (ce terme étant davantage utilisé pour l’art germanique). Le rocaille est principalement un art de l’ornement, du décor, probablement le style le plus typiquement français. Parmi d’autres exemples de chefs-d’œuvre de l’art rocaille, Yves Bottineau retient le Titan foudroyé (ill. 7) de François Dumont (1712), la Mort d’Hippolyte de Jean-Baptiste Ier Lemoyne, en 1715, ainsi qu’une œuvre tardive, le Milon de Crotone dévoré par un lion de Falconet (1754).
À la mort de Louis XIV en 1715, la cour de France quitte Versailles pour s’installer à Vincennes. Elle va ensuite aux Tuileries avant de regagner Versailles en 1722. Entre ces deux dates, le style Régence (duc d’Orléans) ne marquera qu’une courte période. Au XVIIIe siècle, les intérieurs de Versailles sont redécorés selon le style rocaille, et le somptueux bassin de Neptune (1741) se peuple d’une multitude de statues signées Lambert-Sigisbert Adam, Jean-Baptiste II Lemoyne et Edme Bouchardon.
Plus pittoresque que le baroque, le style rocaille se manifeste davantage dans la peinture et le décor que dans l’architecture. Les thèmes se font plus légers : les jardins, la pêche, l’amour, l’exotisme sont au cœur d’une peinture ouverte à la fantaisie, dans des compositions dynamiques et gaies. Le portrait – Rigaud, Largillière, Nattier (ill. 2), Perronneau – occupe une place importante dans la production de cette période, tout comme les scènes mythologiques et pastorales, dont le meilleur représentant est Watteau (ill. 9). L’art léger et coloré qui caractérise le style Louis XV se retrouve dans les décors de Charles-Antoine Coypel, et l’œuvre de François Boucher. Premier peintre du roi en 1765, Boucher domine la peinture française du milieu du siècle, en créant un nouveau type de femme en peinture, « sensuel et mutin, rêveur et parisien, dans un univers vaporeux et limpide », comme le résume Bottineau qui cite en exemple son Triomphe de Vénus (1740, ill. 1). La peinture de Boucher est un art de la chair, clair et lumineux. Fragonard s’inscrit dans la continuité, excellant dans les représentations des fêtes galantes, à l’instar de Watteau.

Chefs-d’œuvre du baroque tardif
En architecture, Nancy offre de beaux exemples de style XVIIIe. Le règne de Stanislas, roi de Pologne et duc de Lorraine, et la proximité des pays germaniques ont favorisé le développement d’un art rococo (la place Stanislas conçue par Emmanuel Héré, 1752-1755). À Paris, François Lemoyne a marqué de son empreinte et de sa peinture claire plusieurs édifices, l’École militaire, Saint-Sulpice, Saint-Thomas-d’Aquin. Il a également œuvré à Versailles, dans le salon d’Hercule. À Fontainebleau, le décor du cabinet du conseil revient à Boucher et Van Loo. C’est, avec le salon des Singes de Chantilly et le cabinet des Singes de l’hôtel de Rohan à Paris, l’un des grands chefs-d’œuvre du style rocaille. Ce style XVIIIe est également visible dans certaines sculptures d’églises, notamment à Saint-Roch et Saint-Sulpice. Et ce ne sont là que quelques exemples parmi les plus remarquables. Bottineau souligne aussi un bel exemple de baroque tardif, les Chevaux de Marly (1739-1745) de Guillaume Coustou, alliant les animaux bondissant aux nus héroïques.
Pour tenter de décrire au plus juste cette large période de l’histoire de l’art français qui court sur plus d’un siècle, Yves Bottineau parle d’une « réalité mouvante », qui assemble bien souvent « baroque, rococo, rocaille et classicisme au lieu de les opposer ». Cette période est sans doute l’une des plus significatives pour montrer à quel point les frontières sont fragiles et les découpages de l’histoire de l’art indispensables mais factices dès que l’on étudie plus en détail les lieux et les œuvres. Ce que fait magistralement l’auteur, en parvenant à exposer clairement les ambiguïtés de ce baroque français aux styles imbriqués.

A lire

Yves Bottineau, L’Art baroque, Citadelles & Mazenod, coll. « L’art et les grandes civilisations », 620 p., environ 1 000 ill., 112 plans et cartes, 199 euros. Paru pour la première fois en 1986, cet ouvrage de référence ressort aujourd’hui dans une nouvelle version, enrichie et superbement illustrée (les reproductions étaient majoritairement en noir et blanc lors de la première édition). Pays par pays, ce volume très complet étudie l’art baroque dans sa globalité. Le texte est d’une seule plume – celle de l’historien de l’art et ancien conservateur en chef de Versailles Yves Bottineau –, ce qui est assez rare dans ce type d’ouvrage pour être souligné et donne une vraie cohérence à l’ensemble, évitant ainsi les redites et les contradictions d’un chapitre à l’autre.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°568 du 1 avril 2005, avec le titre suivant : Les paradoxes du baroque français

Tous les articles dans Médias

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque