Il faut sans doute prendre à la lettre la métaphore de la maison qui donne son titre au livre de Jean Louis Schefer, jusque dans son apparence matérielle : un grand volume dans un emboîtage presque carré, relié de toile noire. Une boîte noire, une camera oscura aux agencements complexes, dont les pages seraient les parois à la surface desquelles se refléteraient, comme par projection, les œuvres reproduites. Surtout des peintures, quelques dessins (Pontormo, Carrache, Kandinsky…), quelques photographies (Strindberg, un portrait de Francis Bacon par John Deakin), un peu de sculpture ou d’architecture, dont le rassemblement forme un musée idéal et singulier.
Le premier espace du livre est celui du déploiement silencieux des œuvres, le second celui du texte. Celui-ci se rapporte aux images par simples renvois des vignettes en grisaille aux quadrichromies de la première série. Échos deux fois estompés de l’expérience originelle de la saisie des œuvres, cette suite discontinue d’images décolorées n’est plus que la scansion du texte. La première partie serait donc la structure et le décor de la maison – édifice de fiction construit sur le modèle des fabbrica de la peinture italienne que le texte entreprend d’explorer –, dans laquelle il organise une circulation possible. Cette architecture de peinture est un espace de mémoire, espace entièrement construit où Schefer rassemble les œuvres près desquelles, ou mieux, à l’intérieur desquelles il a séjourné, des peintures de la grotte Chauvet aux Joueurs d’échecs de Paris Bordone (l’objet de Scénographie d’un tableau, premier livre publié de Schefer). Les transitions d’une peinture à l’autre, d’une cloison de papier à l’autre, se font par déplacements linéaires ou décrochements brusques, procèdent par similitudes ou contrastes formels, sans souci de la chronologie sinon celle, successivement brisée et reconstruite, qu’établit la mémoire selon ses propres lois. Cette maison de peinture est donc un labyrinthe. Celui-ci, qui donne son nom à un chapitre du livre, est représenté plusieurs fois : dans les pavements de la cathédrale de Chartres ou de celle d’Amiens, dans le Thésée et le Minotaure du Maître des Cassoni Campana, ou encore sur les murs de la villa Oplontis à Rome ou dans les striures d’une toile de Martin Barré ; il est partout, imperceptiblement, dans Les Pantoufles de Samuel van Hoogstraten par exemple : « Nous regardons et faisons la peinture, les pieds, cependant, pris dans le réseau d’un labyrinthe, de lignes brisées, de quinconces et de diagonales. »
Regarder, c’est voir l’opacité de la peinture, ce qui donne consistance à l’objet peint. Or, qu’est-ce que la matière de la peinture ? « C’est la substance d’une espèce de pensée dont la figure semble, invariablement, l’accident », écrit l’auteur. Tout le texte de Schefer procède de cette certitude dont il fait la conclusion de son livre. Nulle interprétation donc, sinon conçue comme théorie de la description, la reconnaissance de ce qui restera obstinément fermé à notre savoir : les images ne sont pas fixées dans cette fiction d’objectivité dont se constitue le discours de l’histoire de l’art et se trouvent ainsi livrées à leur propre étrangeté, c’est-à-dire à la nôtre. Si « les œuvres en nous sont sujettes à des métamorphoses incessantes », que devient alors ce « peintre imaginaire » qui se déplace dans la peinture et en qui la peinture se déplace ? « Il se voit en portrait, comme un chien, un Christ, un enfant ou une femme, mais glisse pourtant dans cette galerie comme un caméléon habile à échapper au filet : il est peu à peu lui-même le centre, la périphérie et le chemin du labyrinthe...»
À la manière du caméléon qui s’imprègne des couleurs des lieux où il se trouve, se confond avec l’objet qu’il voit, le visiteur de Schefer circule dans un monde fini auquel il s’est mis à ressembler : il n’a pas d’autre substance que celle qu’il emprunte à ses objets de rencontre. Ce que nous dit le texte, qui compte sans doute parmi les plus beaux que le commentaire de peinture ait produits, c’est que le caméléon est identique au labyrinthe et que, dans sa maison de peinture, la construction ne tient que par l’identité du regard et de ce qui est regardé.
Jean Louis Schefer, Une maison de peinture, éditions Enigmatic, Bruxelles, 324 p., 150 euros. ISBN 2-9600391-0-6
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le musée imaginaire de Schefer
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°190 du 2 avril 2004, avec le titre suivant : Le musée imaginaire de Schefer