Comment le droit peut-il s’adapter à la dématérialisation de l’art actuel ? En s’attachant à la démarche de l’artiste.
L’ouvrage de Judith Ickowicz, fruit d’une thèse en droit soutenue en 2009, s’avère aussi séduisant que stimulant. Le postulat selon lequel l’œuvre épouse nécessairement les contours d’un support physique, forme close et toujours identique à elle-même, ne résisterait plus aux pratiques artistiques contemporaines. Ainsi, certains artistes adopteraient un processus de « déconstruction qui ébranle la notion d’œuvre d’art depuis les avant-gardes artistiques jusqu’à la période contemporaine ». Dès lors, ces nouvelles modalités de production obligent à « quitter une logique de réception pour adopter une logique de production ». Et c’est ici que se niche l’enjeu du propos de l’auteur : le droit doit s’attacher non plus au seul résultat, mais à la démarche même de l’artiste, afin de consacrer et de protéger le processus de création.
Le socle intellectuel de l’ouvrage repose sur les travaux des critiques d’art Lucy Lippard et John Chandler, adoptant ainsi la notion de dématérialisation de l’art comme notion classificatoire. L’œuvre d’art pourrait ainsi revêtir les contours d’une idée ou d’une action. Néanmoins, les limites de cette théorie trouvent un écho sérieux tant au creux des pratiques artistiques, marchandes et muséales que juridiques. Exposé, le concept se trouve réifié ; les séries d’instructions, diagrammes ou protocoles donnent prise au droit. Les reliquats des processus artistiques peuvent acquérir eux-mêmes le statut d’œuvres. En conséquence, il convient de s’attacher davantage au constat du renoncement à l’intangibilité du support et à la conception intellectuelle de la création. Or, classiquement, la propriété intellectuelle se fonde sur un concept de forme appropriable, à partir d’un support physique dans lequel l’œuvre de l’esprit serait incorporée. Ce dédoublement impose alors une dépendance à la matière, à la « main » de l’artiste, notion qui rayonne dans l’ensemble des branches du droit, à l’image de la jurisprudence Spoerri. Il conviendrait alors, selon Judith Ickowicz, de repenser la condition de forme qui avec celle d’originalité fondent la qualification d’une œuvre de l’esprit. Ainsi, la forme pourrait être caractérisée par trois paramètres : la définition de règles assimilables à un mode d’emploi, leur précision et la possibilité d’une exécution répétée. En effet, « le corpus physique peut être aléatoire ou discontinu, voire inexistant ; l’œuvre n’en possède pas moins une forme stable devant être caractérisée, dont l’existence suffit à asseoir un droit de propriété ». À ces conditions, la forme intellectuelle de l’œuvre devient alors un bien susceptible d’appropriation et de commerce. La frontière incertaine entre l’idée, non protégeable, et la forme est ainsi repensée afin d’accueillir les pratiques contemporaines dans le champ du droit d’auteur.
Le contrat, loi des parties
Convoquant l’ensemble des branches du droit, afin de placer l’œuvre d’art au sein d’une approche transversale, l’auteur pose, à très juste titre, le droit des contrats comme cadre d’organisation du rapport de l’artiste et de son propriétaire à l’œuvre. Ainsi en est-il, par exemple, de Daniel Buren utilisant la technique contractuelle comme instrument de contrôle de la pérennité de sa conception des œuvres qu’il met en circulation sur le marché. Le contrat permet également, face à une multiplicité d’acteurs dans le processus de création, d’imposer le pouvoir du seul artiste. Surtout, un tel recours aux différents aspects du droit permet de pallier les difficultés d’appréhension de certaines pratiques contemporaines par le droit d’auteur. Forgée à partir de matériaux précaires, périssables ou encore manufacturés, l’œuvre d’art a vocation à être protégée, parce qu’elle consiste en un travail de création. Et l’auteur de dévoiler avec un luxe de précisions les stratégies adoptées par de nombreux artistes.
Pour autant, les problématiques soulevées par l’ouvrage, à savoir le pouvoir auctorial, les notions d’originalité et d’authenticité, s’avèrent communes à l’art dit classé et à l’art contemporain. Ces problématiques ne sont que renouvelées. De même, la plasticité de la propriété intellectuelle ne doit pas être niée et la jurisprudence accueille, certes avec parcimonie, les processus créatifs d’aujourd’hui, à l’image de la performance artistique. Si le droit et l’art constituent deux fictions, deux représentations de la réalité, les clés livrées par Judith Ickowicz permettront à ses lecteurs de naviguer plus sereinement dans les remous provoqués par le renoncement à l’intangibilité du support de l’œuvre d’art.
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Le droit face aux nouvelles formes de l’art contemporain
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Abonnez-vous dès 1 €Le droit après la dématérialisation de l’œuvre d’art, Judith Ickowicz, mars 2013, 688 pages (59 illustrations noir et blanc), 30 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°408 du 28 février 2014, avec le titre suivant : Le droit face aux nouvelles formes de l’art contemporain