Par la voix et l’œil novice d’un étrange détective littéraire, le roman de Grégoire Bouillier propose une relecture des Nymphéas, convoquant le cinéma classique et le roman noir.
Que voit-on d’un tableau ? Cette question ouvre et traverse Le Syndrome de l’Orangerie de Grégoire Bouillier. Face à une peinture, nous nous dépêchons de lire le cartel indiquant le nom de l’auteur, le titre de l’œuvre, sa date… Dès lors, c’est à eux que nous nous raccrochons en contemplant la toile. Regardons-nous encore l’œuvre ? « Nous ne voyons plus avec les yeux, mais avec les mots. Nous voyons la peinture à travers les lunettes que les mots nous chaussent, comme si les mots permettaient de mieux voir et que c’étaient eux qui donnaient à voir, eux qui étaient nos yeux, tout à coup », constate Bmore, narrateur qui incarne, avec son associée Penny, une curieuse agence de détectives littéraires, Bmore and Investigations, déjà mise en scène dans le précédent roman de Grégoire Bouillier, Le cœur ne cède pas, distingué par le prix André-Malraux 2022 et le prix Honoré-de-Balzac 2023. Lorsque Bmore a vu pour la première fois, au Musée de l’Orangerie, Les Nymphéas de Claude Monet, ces mots, ces préjugés, l’obligation d’une extase joyeuse ont volé en éclats : une angoisse l’a étreint. Il sait que la sensation d’oppression qui s’est emparée de lui s’accorde mal avec les « mystères enchanteurs des jeux d’eau et de lumière », avec les « tourbillons de fleurs s’épanchant avec des grâces convolutées d’appogiatures » et le sentiment de « méditation et de paix intérieure » associé généralement aux Nymphéas… Mais n’est-ce pas précisément cet affranchissement des mots qui constitue la grande aventure du regard ? Bmore s’y lance à corps perdu. Se souvenant de Blow up, ce film de Michelangelo Antonioni dont le héros découvre, sur l’une de ses photographies du parc où il était allé se promener, la présence microscopique, invisible à l’œil nu, d’un corps dépassant d’un buisson, il se convainc que Les Nymphéas, loin d’être un hymne à la joie et à la paix, recèlent un mort, enterré là par Monet. Cet étrange détective part ainsi sur les traces du drame intérieur du peintre qui, lorsqu’il peint les grands panneaux, pendant la Grande Guerre, craint pendant quatre ans pour la vie de son fils, et perd de plus en plus la vue. Ce récit subjectif nous plonge dans la vie de Monet et dans le mystère de l’œil, en nous faisant passer par le Japon et par Auschwitz. Changeant au fil des pages notre appréhension des Nymphéas, cet ouvrage intelligent et sensible décape nos connaissances établies pour nous proposer de contempler le chef-d’œuvre de Monet avec un œil neuf et vivifié.
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Le cadavre des "Nymphéas"
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°777 du 1 juillet 2024, avec le titre suivant : Le cadavre des "Nymphéas"