La question des savoirs requis pour comprendre l’art n’a pas fini de faire question, de Bouvard et Pécuchet au baratin pseudo-profond.
Comme par cent fois déjà, aujourd’hui encore, cette chronique feuillette les pages de livres de toutes sortes, essais, documents, albums, commis par des artistes, des philosophes, des historiens ou des critiques, en veillant aux idées en jeu sur l’art dans les œuvres et dans les livres. En se gardant d’un appétit à la Bouvard et Pécuchet : au cours du roman qui porte leur nom – roman philosophique à leurs dépens, paru posthume et inachevé en 1881 –, Flaubert fait passer ses personnages par toutes les étapes du savoir de leur temps, sans éviter, au cinquième chapitre, l’esthétique (p. 210 et suivantes) : « D’abord qu’est-ce que le Beau ? – L’unité dans la variété, voilà le principe. » Mais la réponse ne satisfait pas nos insatiables, et bientôt, « Ils abordèrent la question du sublime » : « Le beau est le beau, et le sublime, le très beau. » Le tact les départage, qui tient du goût. Mais « qu’est-ce que le goût ? » se demande alors Bouvard pour conclure sagement : « Enfin le goût c’est le goût, – et tout cela ne dit pas la manière d’en avoir. » D’autant qu’une autre vérité s’impose à l’infatigable duo : « L’application trop exacte du vrai nuit à la beauté, et la préoccupation de la beauté empêche le vrai. » Flaubert, sur ce ton caustique, économe, sauvage et savant, nous fait rire des déboires de ses héros – d’un rire un peu jaune. « Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements. Bouvard, de moins en moins, croyait à l’esthétique. (…) – Enfin, tous les faiseurs de rhétoriques, de poétiques et d’esthétiques me paraissent des imbéciles ! – Tu exagères ! dit Pécuchet. » Malheureux Bouvard ! « Il aurait voulu faire s’accorder les doctrines avec les œuvres, les critiques et les poètes, saisir l’essence du Beau ; – et ces questions le travaillèrent tellement que sa bile en fut remuée. Il y gagna une jaunisse. » Cruel Flaubert, qui devrait nous faire nous défier du syndrome Bouvard et Pécuchet et ses symptômes, la pensée confuse et réductrice, la verbosité du verbe où le sens se perd, qui menace plus que tout autre le critique, à en croire Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues, « censé tout connaître, tout savoir, avoir tout lu, avoir tout vu ».
« Bullshit »
Alors que les machines et le réseau sont de plus en plus capables de générer des textes « originaux », de produire du discours, la question du baratin est devenue un objet de réflexion sérieux en psychologie cognitive, comme le montre le petit volume publié chez Zones Sensibles à Bruxelles : De la réception et détection du baratin pseudo-profond, qui réunit plusieurs – et des plus sérieux ! – auteurs autour de ce que les Américains désignent familièrement par bullshit (« connerie »). Un vrai objet d’étude, car le texte creux sait se parer d’atours séducteurs, et le fumeux n’est pas loin dans le baratin pseudo-profond du commerce, de la politique, des novlangues médiatiques mais aussi, accordons-le, dans la prose artistique. Les chercheurs cernent ici un régime discursif particulier, qui vise l’illusion de sens par saturation, par effet d’autorité : comment est constitué un tel discours ? Et comment parvient-il à nous convaincre ? Quels sont les mécanismes cognitifs et sociaux de réception du baratin pseudo-profond ? Le philosophe américain Harry G. Frankfurt avait ouvert le sujet avec son On bullshit paru en 2006 et traduit en français. La compréhension a partie liée à la croyance, à l’attente de vérité et à tant d’autres mécanismes complexes de l’attention. « Nous avons cherché à faire (…) une mesure viable de réceptivité au baratin en tentant de saisir la manière dont les personnes éprouvent la profondeur » (p. 15). L’enquête, notent les auteurs, « a consisté à remettre à des personnes des phrases sémantiquement correctes, mais librement composée de mots à la mode » (p. 51). Ces tests et études menés dans des cadres universitaires cherchent à affiner les variances individuelles et contextuelles. Si leur compte-rendu ressemble parfois à du baratin lui-même, avec force chiffres, tableaux et références, cette étude interroge au fond les modalités du sens en montrant comment est étroite et poreuse la frontière entre sens et non-sens. « Ce n’est pas la compréhension du destinataire du baratin qui fait du baratin ce qu’il est, mais l’absence de préoccupation (si ce n’est même de compréhension) pour la vérité ou pour le sens de l’énoncé par celui qui le profère » (p. 75). On se prend alors à rêver d’une étude qui saurait interroger les œuvres d’art sur leur capacité à être ou non reçues comme du baratin. D’ici là, il n’est qu’à se fier à l’attitude critique, avec plus de patience que Bouvard et Pécuchet…
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Le baratin artistique sur la sellette
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Abonnez-vous dès 1 €Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1881, Paris, 1999, éditions GF Flammarion, 504 p., 4,30 €.
De la réception et détection du #baratin pseudo-profond, collectif, Gordon Pennycook, James Allan Cheyne, Nathaniel Barr , Derek J. Koehler, Jonathan A. Fugelsang, Craig Calton), traduit de l’Américain par Christophe Lucchese, 2016, Bruxelles, éditions Zones sensibles, 80 p., 12 €.
Harry G. Frankfurt, De l’art de dire des conneries, traduit de l’anglais américain par Didier Sénécal, Paris, 2006, éditions 10/18, 80 p., 8,80 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°465 du 14 octobre 2016, avec le titre suivant : Le baratin artistique sur la sellette