Chronique

L’attention contre l’hyper-information

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 14 octobre 2014 - 800 mots

Pour Éric Baudelaire comme pour Uriel Orlow, le livre, à la fois catalogue et essai, est l’un des aspects de l’« œuvre projet » qui associe plusieurs temps : la production de films, d’images, d’expositions.

Comment parvenir à saisir le monde tel qu’il est, pris dans l’accélération continue qui le rend de plus en plus complexe, quand la réalité paraît débordée par la superposition des réalités ? Les moyens de la pensée sont à la peine, les savoirs s’accumulent, l’histoire se dérobe. Comment parer au morcellement de notre attention, saturée de sollicitations, « marchandisée » ? Yves Citton, professeur de littérature à l’université de Grenoble et essayiste prolifique, propose une réflexion sur la « googlisation » des esprits. Au-delà de la déploration, sous la formule de « l’écologie de l’attention », titre de sa dernière publication, il instruit des propositions qui visent à un véritable contre-apprentissage. À côté des enjeux économiques et politiques et leurs conséquences sur nos capacités cognitives, l’auteur ouvre des pistes pour des attitudes et des pratiques concrètes, conscientes, pour passer de l’hyper-information à l’attention au monde. Entre autres principes il défend celui de l’« attention flottante », que Freud recommandait au thérapeute dans son écoute, combinée à des moments de très grande focalisation, parmi les manières d’« accommoder nos regards sur les arrière-plans, de façon à y percevoir des aspects nouveaux qui n’étaient pas encore perçus comme aspects (p. 278) ». Il revient aux artistes, à certains d’entre eux du moins, de construire un rapport au monde proche des incitations de Citton, faisant de la pertinence de leur choix, entre subjectivité et capacité de représentation, une expérience partageable. En cela, le livre constitue souvent un support privilégié de leur travail.

Odyssée contre-héroïque
Entre catalogue d’exposition, essai, album, l’Anabases que publie Éric Baudelaire déploie dans l’espace de ses pages, avec la complicité de quatre auteurs, une œuvre forte. Baudelaire construit ses pièces entre l’exposition, l’installation, le film, touchant à la démarche documentaire croisée de fiction. Ces quelque trois cents pages sont à la fois une monographie qui restitue plusieurs de ses propositions montrées en galeries et institutions depuis cinq ou six ans, et un exposé de sa méthode de travail en acte.

En prenant le « s » du pluriel, la figure de l’Anabase acquiert ici une dimension propre à l’artiste, au-delà de son origine et de ses références. Elle désigne d’abord le récit fait par Xénophon du retour aux portes de Babylone d’une troupe de mercenaires grecs, les Dix Mille, une errance vers leur pays d’origine, au IVe siècle avant notre ère. Mais le récit de ce difficile voyage, Odyssée contre-héroïque mettant en scène des perdants perdus, a pris une dimension allégorique qui trouve plusieurs rebonds, dans la littérature, en particulier avec Saint-John Perse et Paul Celan, et dans la philosophie avec Alain Badiou. Baudelaire y voit, à la suite de ces auteurs, une figure de notre contemporanéité, de la déroute, de l’errance, pourtant portée par l’espoir d’un retour, actualisation du mythe antique dans un monde globalisé où, comme les Dix Mille, nous nous sentons étrangers, à la recherche de nos destins.

Dans les marges du cinéma

Mais la méthode de l’artiste ne consiste en rien en une leçon d’histoire ou en un récit documenté et édifiant. Au contraire, il reconstruit, à partir de références apparemment dispersées qui ont pris forme dans une exposition ou dans un film, sa propre version d’une histoire qui se décline selon une chronologie très personnelle, en ouverture du livre : on y croise Xénophon et Michelangelo Antonioni, des décisions de la censure japonaise, la crise financière de 2008.

L’ensemble du volume, au travers des textes du philosophe Pierre Zaoui, des critiques Homay King et Jean-Pierre Rehm, offre un parcours à la fois dans l’œuvre de l’artiste et dans une perception du temps qu’accompagnent les images – photogrammes extraits des films, documents divers, vues d’expositions. Le livre, après les films (on a pu voir cette année son film Lettres pour Max au Festival international du documentaire de Marseille et à Bétonsalon à Paris), convient bien à l’univers de Baudelaire, qui signe là un projet à l’ambition juste. Un « livre-œuvre », dans la continuité du travail de l’artiste, dans sa forme et sa force de réflexion sur l’image et sur l’irreprésentable.

Dans cette veine on trouve cet autre livre-œuvre, attentif à sa forme graphique, signé cette fois par l’artiste suisse Uriel Orlow, qui travaille lui aussi dans les marges du cinéma et de l’exposition (une étape du projet a été montrée au Centre culturel suisse à Paris en 2013), avec son Unmade film (2012-2013) : le film infaisable prend lui pour centre invisible un hôpital psychiatrique israélien construit sur un village palestinien : ici encore, l’artiste considère son « sujet » comme un levier pour faire basculer les certitudes aveugles de l’Histoire.

Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, 2014, éd. Le Seuil, coll. « La Couleur des idées », 320 p., 20 €.

Éric Baudelaire, Anabases, avec des textes (français/anglais) de Homay King, Morad Montazami, Jean-Pierre Rehm, Pierre Zaoui, 2014, coéd. Archive Books, Berlin/La Synagogue de Delme/Centre national des arts plastiques, 304 p., 32 €.

Uriel Orlow, Unmade Film, avec des textes (français/anglais/arabe) d’Érik Bullot, Yoa’d Ghanadry, Avery Gordon, Esmail Nashif, Ilan Pappé, Hanan Toukan, Andrea Thal, Uriel Orlow, 2014, éd. Fink, Zurich, 2 volumes associés, 272 164 p., 29 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°421 du 17 octobre 2014, avec le titre suivant : L’attention contre l’hyper-information

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