Éric Michaud, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales,
analyse les montages idéologiques qui construisent les conceptions artistiques.
C’est, bien plus qu’à l’histoire de l’histoire de l’art comme le titre le laisse entendre, à une histoire de l’art prise dans l’histoire qu’Éric Michaud réfléchit dans ce livre : et plus encore, aux fondements des conceptions de l’art interrogé sur son rôle dans l’aire occidentale. Se situant du côté de Walter Benjamin et de sa notion de distraction ou d’un usage distrait de l’art, du côté du devenir de l’art dans l’espace de la démocratie, Éric Michaud tire les fils d’héritages théoriques lourds qui lui paraissent habiter les pensées esthétiques des XIXe et XXe siècles : c’est en effet la spécialité de l’auteur, comme il le fit avec Un art de l’éternité : l’image et le temps du national-socialisme, paru chez Gallimard en 1996, de travailler sur les montages idéologiques qui construisent les conceptions artistiques, un travail salutaire en forme de défi aux impensés de l’histoire et aux conceptions ordinaires de l’art : l’ambition d’un vrai travail critique. Le chapitre d’ouverture (le volume en compte cinq, les quatre derniers publiés entre 1996 et 2001 étant des actualisations d’articles qui méritaient bien leur reprise en volume) balaye deux siècles de modernité en mettant en vis-à-vis des voix parfois inattendues, d’Adolphe Thiers à Baudelaire, de Flaubert à Léger en passant par Benjamin ou Hannah Arendt. Ce autour de la question du lien entre l’art et le reste des activités de la société, au travers du débat sur l’autonomie de l’art : cause paradoxale, sujette à des arguments qui n’ont au fond rien d’esthétique. Ainsi de la manière dont la figure romantique du génie peut creuser, même chez des historiens des plus respectables, André Chastel par exemple, de périlleux bourbiers autour des notions de race ou de nation, après avoir emmené Viollet-le-Duc du côté d’un racisme à la Gobineau. L’évolutionnisme d’un Alois Riegl est littéralement raciste ; la rhétorique du sol et du sang se fait argument du débat esthétique pour Heinrich Wölfflin et l’on sait comment la défense l’école de Paris a pu être l’occasion d’affirmations d’un nationalisme d’autant affirmé qu’il était artistiquement une cause perdue ! Le fil de l’« antisémitisme mondain » que suit l’auteur au long de l’affirmation de l’art moderne en France est une autre figure de ces substrats idéologiques que l’histoire de l’art n’a pas toujours su éviter, dans la crainte souvent explicite d’un « abâtardissement de l’art », du « cosmopolitisme » et autres thèmes de la pensée réactionnaire et religieuse. Le deuxième chapitre, intitulé « Nord-Sud », parcourt ce topos de l’histoire de l’art qu’est le partage entre un art européen du Nord, germanique, froid, paysager, et un art du Sud, sensible, émotionnel, figural et bien sûr italien, construit sur les sables mouvants d’une théorie des climats et d’autres bien faibles commodités de la pensée. À l’heure où l’échelle de l’art tend à devenir celle du monde, telle lecture doit servir de vaccin. Enfin, la question de l’image traverse les deux derniers chapitres, avivant jusqu’à nous les conflits entre un art missionnaire, héritier et porteur de mythe (de l’origine, de l’esprit) et cet état moderne d’un art qui n’a pas peur du vide, ce « vide du pouvoir – essentiel à la démocratie, mais que ne cesse de combler l’industrie de la culture ».
Éric Michaud Histoire de l’art, Une discipline à ses frontières, éd. Hazan, 172 pages, 14 euros, ISBN 2-85025-975-2.
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L’art, l’histoire, la démocratie
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°213 du 15 avril 2005, avec le titre suivant : L’art, l’histoire, la démocratie