Chronique

Land art et science-fiction

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 1 juillet 2015 - 835 mots

Dans ses écrits, Peter Hutchinson se fait amateur, tantôt de sciences naturelles,
tantôt de SF, et témoigne aussi de ses préoccupations d’artiste et de regardeur d’art.

Dans l’attention particulière qu’elles portent aux écrits d’artistes, les éditions du Mamco font paraître un livre des plus attachants : le recueil de textes de Peter Hutchinson réunis sous le titre Dissoudre les nuages. Une soixantaine de textes, souvent courts (d’une à dix pages), regroupés en six chapitres, font écho à la trajectoire artistique de Hutchinson, né anglais en 1930, parti étudier aux États-Unis où il vit toujours. « Quand j’étais enfant puis adolescent en Angleterre, je jardinais ; ensuite, j’ai atterri aux États-Unis où j’ai fait des études, j’ai même étudié l’agriculture pendant un moment avant de m’orienter vers l’art (p. 187) ».

Au-delà d’un premier travail de peinture, Hutchinson va tracer un itinéraire indépendant, à la « charnière entre un minimalisme tardif et le début du conceptuel », comme le situe Alain Viguier dans un essai paru dans le numéro 15 des Carnets du paysage, publié en 2007. Hutchinson se tient en effet « entre », comme il le décrit dans son « Journal d’art et de jardinage » en forme de biographie artistico-botanique, rédigé en 1984 et qui conclut le volume. « Mon travail artistique s’est développé sur un plan tridimensionnel avec l’utilisation du paysage comme sculpture, et bidimensionnel avec des photos-collages de paysage, de la gouache et du texte (p. 187). » Mais la suite de cette section réservera bien d’autres considérations, élargissant l’itinéraire de l’artiste à des expériences liées à la fréquentation et l’observation méthodique de la nature, à l’échelle de son jardin à Provincetown, dans le Massachusetts, comme à celle du monde. Il y a du naturaliste en campagne chez l’artiste, attentif à la vie animale, végétale comme minérale des terrains et territoires arpentés. Ainsi lira-t-on : « Jusqu’à présent, j’ai eu une vie plutôt excitante avec les moisissures et les champignons. À six ans, je cueillais les champignons dans les champs au petit matin, que je vendais au primeur local pour me faire un peu d’argent de poche. […] Plus tard, j’ai eu le plaisir d’accompagner John Cage et sa classe à une cueillette de champignons dans le New Jersey. Dick Higgins, que j’ai rencontré ce jour-là, rectifiait sans cesse ma prononciation latine. » On apprend aussi que Hutchinson a trouvé dans son jardin « des agarics des bois, des bolets et, une fois, on était pourtant en février, une sorte de mycène safranée qui avait poussé sous une traverse de chemin de fer qui servait de bordure ».

Observations, rencontres, réflexions et considérations critiques : au gré des pages, le ton sera pince-sans-rire, inattendu, et les remarques sensibles, relevant tantôt de l’exploration, tantôt du projet d’œuvre, mais portant aussi un regard sur d’autres artistes, ceux de l’Earth Art notamment. Hutchinson entretint ainsi des relations amicales avec Robert Smithson, fondées sans doute sur le partage de questionnements liés à la transformation du monde et du vivant, à l’échelle chlorophyllienne comme archéologique, mais aussi sur des discussions sur leurs démarches.

Style libre, non académique
L’artiste se fait à ses heures historien : « Les peintres du XVIe siècle devaient certainement se sentir outranciers en intégrant des cadres extrêmement décoratifs à leurs compositions jusqu’à alourdir le contenu même de leurs tableaux. La route de ce maniérisme inaugural purement parodique allait être longue. Le maniérisme contemporain s’attaque à l’espace […] qu’il rend superficiel, les surfaces et les structures l’attestant. Il y a sous les surfaces planes de cette non-peinture des structures ajoutées qui repoussent et déforment la toile. Dans les tableaux compliqués de Charles Hinman, l’espace courbe oblique est dirigé vers le spectateur, ce qui l’oblige à reculer, comme chez Le Tintoret (p. 55) », écrit-il en 1966, participant aux débats d’alors, contribuant à la revue Art in America. Et cela toujours dans un style libre, non académique, marqué par un sens du récit qui transforme tous ses sujets en aventure. Sur un ton de désinvolture apparente, ses textes sont « à la fois très personnels et très ironiques, ou plutôt, pour utiliser un mot anglais qui n’a pas d’équivalent exact en français, très wity, doués de cette forme d’humour ou d’esprit qui caractérise la culture anglaise et que l’on retrouve chez des auteurs comme Swift ou Sterne », note le philosophe Gilles A. Tiberghien, en préface.

L’écriture est en effet un territoire familier au travers d’usages plastiques du langage, dans les œuvres et les textes réunis en particulier au sein du chapitre « Langage » : on y trouve des expérimentations poétiques, listes de mots associés par allitérations de lettre initiale, calligrammes, poèmes imprévisibles. Quant au récit, parfois biographique et finement anecdotique, il est marqué par un autre penchant de l’artiste, pour la science-fiction, fût-ce celle du cinéma de série B. Ici, la fantaisie croise l’analyse, comme quand Hutchinson imagine un succès interplanétaire pour l’Earth Art, au point que l’on en fabrique du faux sur la planète Cimco revendu très cher… sur Terre.
   

Livre

Peter Hutchinson Dissoudre les nuages, préface Gilles A. Tiberghien, traduction Alexis Vaillant, Ambroise Tièche, éditions du Mamco, Genève, 2014, 224 p., 22 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°439 du 3 juillet 2015, avec le titre suivant : Land art et science-fiction

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