Les entretiens avec les artistes sont une forme très courue de discours sur l’art. L’actualité éditoriale nous offre « Interviews » et autres « Conversations ».
Bien sûr, elles ont leur poids dans cette affaire, les transformations permanentes de « l’image de l’artiste », pour citer le titre du magnifique petit livre d’Ernst Kriss et Otto Kurz (éd. Rivages, 1979), et en songeant aux travaux historiques ou sociologiques (et pas seulement ceux de Nathalie Heinich, si portée par l’intention d’en découdre avec l’art qu’ils perdent en crédibilité).
« Paroles d’artistes » comme ici dans le Journal des Arts, conversations et entretiens enregistrés ou imprimés, sont une forme très courue de discours sur l’art, dans l’actualité éditoriale et journalistique. Pourquoi ? Sans doute parce que, dans la situation de marchandisation généralisée et devant la logique de marque, l’artiste fait l’objet d’une valorisation symbolique renouvelée. D’autant qu’elle s’inscrit dans l’héritage de l’élection divine classique et du génie romantique, la modernité ayant à son tour investi la figure sociale de l’artiste de manière globalement positive, presque héroïque – même si désormais le premier footballeur venu vaut plus lourd. Faut-il souhaiter la « peoplelisation » des artistes contemporains… ? On peut s’interroger, mais la présence de l’artiste par l’autorité de sa parole touche à ce symptôme de sociologie cavalière. Mais c’est avant tout les propriétés proprement discursives qui en font un genre précieux, ainsi que le rappelle Louis Marin dans De l’entretien, petit livre écrit en collaboration avec Pascale Cassagnau et paru en 1997 : « [l’entretien] est la forme littéraire qui fait le mieux “passer” le traité de théorie comme l’ouvrage d’histoire de l’art. » À cette réserve qu’il produit un recul de l’argumentation critique (on n’y trouve guère d’échanges sérieusement contradictoires), ce crédit de la voix mérite que l’on s’y attarde. C’est ce que feront les intervenants des tables rondes réunies prochainement à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), à Paris, à propos de l’archive d’entretiens constituée dans les années 1980 au Nouveau Musée à Villeurbanne sous la conduite de Benjamin Buchloh. S’il fallait rappeler des hauts faits du genre, les entretiens Duchamp-Cabanne (1966) ou Bacon-Sylvester (de 1962 à 1974, publiés en français en 1975) – ni l’un ni l’autre disponibles aujourd’hui –, suffiraient à donner raison à Louis Marin. Le statut de la parole d’artiste construit sur l’échange et la durée produits des livres rares et denses, sous une forme littéraire qui, selon Marin et après Pascal et Montaigne, « se fait le plus citer » !
Le « curating» élargi
Parmi les parutions récentes, deux d’entre elles posent des questions d’écriture et de sens. Menées par Hans Ulrich Obrist, ces « Conversations » avec pas moins de 79 interlocuteurs prennent (même pour la « main » du livre) une allure de bible. S’y profile un retournement de l’interviewer en auteur, que la couverture (seule image sur les 940 pages) assume gaiement, présentant le portrait de l’interviewer en marionnette ventriloque par Philippe Parreno, qui, par ailleurs, signe une préface. Ici n’est pas anodin le nombre d’interlocuteurs, artistes plasticiens mais aussi écrivains, architectes, et même, Jamel Debbouze. La dénomination de celui-ci comme « sculpteur social » (p. 186) dit bien le propos de cet intellectuel atypique qu’est « HUO ». Celui-ci a fait du « curating » élargi une mode quant à la réflexion sur la culture contemporaine, mode précieuse, parfois agaçante dans la manière de construire un réseau d’intelligence autour de sa personne (« vous êtes très fort », lui adresse encore Jamel). Son écriture plate et fluide, pauvre, qui convient pas mal au genre, usera un lecteur régulier, sinon celui, nouveau, de la « compil ». Origine de l’œuvre et de l’itinéraire, influences et références, engagements artistiques et autres, les trames des questions sont classiques, la part de l’interviewer, notable.
Gerald Matt publie aujourd’hui le second volume (lu en version anglaise) sous le titre Interviews 2, avec 42 artistes après les 40 du volume I. Directeur depuis 1996 de la Kunsthalle de Vienne, en Autriche, sa liste d’artistes est en relation avec la programmation du lieu. Là où HUO recherche en permanence l’extériorité, Matt travaille plutôt à l’intérieur du monde de l’art et de chaque univers d’artiste, revendiquant le rôle d’interface entre l’artiste et le public. Le décentrage de ses choix par rapport à la scène française donne fort heureusement voix à des artistes parfois bien peu connus ici.
Enfin, un dernier titre contribue très finement à penser l’interview comme genre, sous la plume cette fois de Claude Jaeglé. En mettant la difficulté de parole dans l’entretien des intellectuels « à la française » (Deleuze, Derrida, Bourdieu) en vis-à-vis de l’aisance lumineuse et créatrice des jazzmen noirs américains dans le même type de situation, Jaeglé dessine avec vivacité et malgré des raccourcis une réflexion vive sur les ancrages profonds de cette voix de l’interviewé, dans le rapport de la parole à la religiosité.
- Louis Marin, De l’entretien, éd. de Minuit, 1997, 96 p., 10 euros, ISBN 2-7073-1595-8.
- Hans Ulrich Obrist, Conversations, Manuella éd., 2008, 944 p., 25 euros, ISBN 9-782917-217-00-9.
- Gerald Matt, Interviews 2 (en anglais), éditions de la Kunsthalle Wien, Vienne, 2008, 360 p., 27 euros environ en France, ISBN 978-3-8656-365-4
- Claude Jaeglé, L’interview, artistes et intellectuels face aux journalistes, 2007, PUF, coll. « Perspectives critiques », 286 p., 19 euros, ISBN 978-2-13-056492-8
- L’entretien avec l’artiste , tables rondes, mardi 3 juin, 17h30-20h30, INHA, salle Vasari, 2, rue Vivienne, 75002 Paris. Direction scientifique : Annie Claustres, avec en particulier Benjamin Buchloh, Thomas Hirschhorn, Jean-Marc Poinsot, www.inha.fr/spip.php?article1896
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La parole aux artistes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°282 du 23 mai 2008, avec le titre suivant : La parole aux artistes