L’écrivain Hélène Cixous consacre à l’artiste Adel Abdessemed un ouvrage intense, plein de hargne et de frissons. Indispensable à qui veut approcher l’une ou l’autre.
Ecrire sur un artiste est une aventure risquée. Certains préfèrent revenir sur une vie, en dire les dates et les actes, les détours et les contours, quitte à oublier les œuvres pour leur préférer les faits. D’autres préfèrent évaluer une création, étudier sa complexité, sa subtilité, pour, ensuite seulement, accéder à son auteur. Ceux-là sont des biographes, ceux-ci des critiques, ou des historiens de l’art. Mais le risque encouru est toujours le même : la totalité, en tant qu’elle est un fantasme, s’effondre toujours pour peu qu’on la confonde avec l’exhaustivité. Pour tout dire, il ne s’agit pas de dire entièrement – une vie, une œuvre –, mais pleinement, intensément. Il faut donc renoncer à envisager la surface du derme pour viser au cœur, sans détour. Et le présent ouvrage, admirablement publié par les éditions Galilée, est assurément plein, et intense.
Sobriété
De format presque carré (21 x 24,5 cm), ce livre broché trahit une grande sobriété. Nulle afféterie sur la première ni sur la quatrième de couverture, ivoirines. Seules, rouges ou noires, les mentions du titre et de l’auteur ainsi que le discret symbole de ces éditions parisiennes – une pelote de laine – qui, depuis plus de quarante ans, se distinguent par leur exigence intellectuelle. L’enveloppe doit savoir s’effacer : dans le meilleur des cas, l’essentiel est ailleurs, à l’intérieur. Les 280 pages de l’ouvrage se déploient de manière limpide : au texte d’Hélène Cixous, intitulé Insurrection de la poussière. Adel Abdessemed, et séquencé en quatre chapitres – « Nafissadel », « Crimage », « Oublion » et « Semis » –, succède une correspondance entre l’écrivain et l’artiste, chaque lettre ou carte postale échangée étant reproduite – alternent ainsi, concrets, le fusain délié d’Abdessemed et l’encre contenue de Cixous – avant d’être fidèlement transcrite. Les deux tables – des œuvres comme des matières – et les deux listes d’ouvrages, qui viennent rappeler que ces épistoliers sont des conteurs éprouvés, achèvent de rendre cette publication irréprochable.
Commotion
Pour affronter l’œuvre d’Adel Abdessemed, dont on sait la violence et la polymorphie, Hélène Cixous a choisi de construire chaque chapitre de son étude, car il s’agit de cela, d’une étude, autour d’une ou de plusieurs œuvres de l’artiste – une photographie de ce dernier dans les bras de sa mère, à la manière d’une pietà ; ses fameuses captations de la mise à mort animale ; une prise de vue de l’artiste avec un lion dans une rue de la capitale ; son installation Qatarie Shams (2013), où meurent sous un soleil de plomb des combattants anonymes.
Avec sa langue acérée, Hélène Cixous approche Abdessemed, né comme elle en Algérie, à tâtons, dans le noir, là où gisent de « vivantes cendres, innommées », pour reprendre les mots de Leiris. Le clair-obscur est son royaume, l’éblouissement un plaisir, et une menace. À regarder le soleil en face, à scruter la souffrance sans ciller, la vérité impose sa cruauté : « Je ne veux pas voir que je ne veux pas voir. »
Le « chat Adel » remue la lionne « Hélène » qui, bouleversée par des images inoubliables, comme imprimées à jamais sur sa rétine et dans son souvenir, cherche à se débattre, à dompter sa sidération, sa pétrification. Ici, la poésie est un lieu pour penser le monde et pour panser les plaies. À vif.
Regarder la production d’Abdessemed, c’est risquer la commotion. Et l’écrivain, même si ce dernier la « fait tourner de l’œil », n’en démord pas, ne détourne pas le regard. Elle fait le pari d’admirer « avec horreur l’œuvre qui terrasse ». Non par mortification ou par scarification, juste pour essayer de dire un peu le sens, la beauté. En face.
Banderilles
Zola et Manet, Deleuze et Bacon, Angot et Othoniel : nombreux sont les écrivains à avoir investi le domaine des beaux-arts. Non comme une badinerie de passage, comme un petit jeu spéculaire, mais bien plus comme une manière de faire autrement le chemin, de passer par d’autres cimes, plus incarnées, plus imagées. À ce titre, les lignes d’Hélène Cixous, d’une justesse exquise, éclairent sans pareil une œuvre dont la glose s’empare pourtant abondamment depuis plusieurs années.
L’écrivain, à laquelle Derrida ne voyait aucun rival de taille, donne à mieux voir les œuvres obliques d’Adel Abdessemed, ce planteur de banderilles passé maître dans l’art du descabello, quand la vie ne tient plus qu’à un fil, à une lame. Leur correspondance est un véritable écheveau où s’entre-tissent des beaux mots, des bons mots, des idées diaprées, des désirs partagés. L’ouvrage est donc un recueil poétique et un vade-mecum artistique. Deux sublimes phénix s’y embrassent et s’y embrasent, s’y escriment et s’y enflamment. Hélène à Adel : « Tu es combustible, et renaissant. » Tout est dit, écrit.
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Insurrection de la poussière. Adel Abdessemed
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Abonnez-vous dès 1 €Hélène Cixous, Insurrection de la poussière. Adel Abdessemed, suivi de A. A. H. C. Correspondance, éditions Galilée, 280 p., 30 €.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°677 du 1 mars 2015, avec le titre suivant : Insurrection de la poussière. Adel Abdessemed