Le romancier bénéficie d’une réédition simultanée de deux de ses livres consacrés aux images de l’art et guidés par la sensibilité du regard et le plaisir de la perception.
L’image raconte. Et c’est pour cela qu’on la raconte. John Berger est un auteur d’histoires. Romancier, scénariste, poète, peintre à l’occasion, il écrit aussi l’histoire de l’art. Ou plutôt les histoires : son parti pris est celui de la lecture de l’image avant tout pour son sujet, dans une attention particulière au partage que l’image, toujours, sollicite. Au travers de la réédition de deux livres presque culte, Voir le voir, publié en 1972 (en 1976 pour la traduction française), puis Une autre façon de raconter (1981), se dessinent les contours d’une attitude singulière devant les images produites par l’art, peintes, ou photographiques – en particulier pour le second titre. L’un et l’autre sont des livres d’images : ils en comptent près de 160 pour le premier, 230 pour l’autre, reproduites en noir et blanc, parfois simplement en vignette.
Ce sont des livres qui, l’auteur le revendique, se feuillettent. Le soin de la mise en page, des relations et des vis-à-vis, des détails, des croisements historiques et rencontres d’images de natures différentes (comme aux pages 52-53 de Voir le voir où cohabitent Le Jugement de Pâris de Rubens, un Vishnu du XIe siècle et une photo de nu de cabaret) sollicitent le lecteur dans la construction de son cheminement. Celui-ci court de Cimabue à Holbein et aux grands maîtres de la Renaissance, en passant par les Très Riches Heures du duc de Berry (début XVe siècle, conservées au Musée Condé, Chantilly), puis s’étend à Bouguereau, Picasso et Magritte.
Essai visuel
Suivant un souci démonstratif qui s’appuie non sur une science d’historien de l’art mais sur une sensibilité du regard, chaque volume parvient à transformer l’essai sur l’art en promenade. La préoccupation didactique n’est pas loin (ainsi Voir le voir fait suite à une série d’émissions écrites pour la BBC par John Berger), mais elle est dénuée de la rigidité de l’historien discipliné. En sept chapitres aux textes courts et incisifs, sauf pour trois d’entre eux où les reproductions d’œuvres dessinent une narration sans commentaire textuel.
L’idée d’« essai visuel », conduit par la sensibilité bien plus que par la chronologie, s’est imposée aujourd’hui dans nos livres : mais le travail de John Berger, mené souvent en collaboration avec des gens d’image (réalisateurs, graphistes, photographes), demeure un modèle du genre. Il use en effet de la forme livre comme de l’espace de la page dans le sens de l’appréhension sensible, son auteur étant porté par une forme d’humanisme – littéralement entendu d’ailleurs, car la figure humaine est centrale dans son regard. En racontant, John Berger se livre mais surtout livre son lecteur à l’interprétation : en cela, tout curieux trouvera en compagnie de ces livres la matière même du plaisir, immédiat comme plus méditatif, du regardeur, dans un format bien plus facile que celui du beau livre pour salon. Ainsi Voir le voir constitue-t-il une sorte de musée portatif de voyage.
Comme un film
Une autre façon de raconter offre de même une liberté de circulation, mais cette fois spécialement à partir de photographies, celles de Jean Mohr, photographe suisse et ami de John Berger. La photo noir et blanc, reproduite avec soin, montre des « gens », gens des montagnes ou des rues, des portraits en situation. Le livre tient sur une interrogation, reprise par les auteurs : comment la photo raconte-t-elle ? comment, sans mots, produit-elle du récit ? Récit de contexte des prises de vues de Jean Mohr, essai critique de Berger, longue séquence d’images (144 pages) construites à plusieurs mains, le livre se déroule comme un film. Teinté d’une nostalgie qui tient au noir et blanc, au contexte des années 1970 dont datent nombre de photographies, le volume est traversé par la figure du vieux montagnard solitaire. Mais les images échappent au portrait de genre comme au documentaire sociologique grâce à ce trait que relève justement John Berger : « Les photographes ont le pouvoir d’élever le particulier au général (p. 275). » Surtout, familier de la pensée de Walter Benjamin, Berger réfléchit à la photo dans sa perception, et non de manière formaliste. Ainsi précise-t-il : « L’ambiguïté de la photographie ne réside pas dans l’instant où l’événement photographié a été saisi. Car une photographie témoigne plus clairement d’un événement que ne pourrait le faire un témoin oculaire : l’ordre d’arrivée d’une course est déterminé avec certitude par ce que l’appareil a enregistré. L’ambiguïté de la photographie vient de la discontinuité, de la rupture qu’elle opère dans le temps […] (p. 90). »
L’image photographique a aussi été transformée par le cinéma : Berger le sait d’autant mieux qu’il a écrit pour le cinéma, en particulier pour le réalisateur suisse Alain Tanner. Il est également coauteur avec le réalisateur Timothy Neat de cette fable filmée, d’une durée de 68 minutes, Joue-moi quelque chose, jointe au livre sous la forme d’un DVD qui associe image fixe et image filmée. Comme le relève Anne Michaels, dont l’essai conclut le volume, en citant un personnage du film : « Toute histoire est comme un billet open. »
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Histoires de voir, avec John Berger
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Abonnez-vous dès 1 €John Berger, Voir le voir, traduction Monique Triomphe, éd. B42, 2014, 168 p., 22 €.
John Berger, Jean Mohr, Une autre façon de raconter, traduction Camille Aillaud, essai d’Anne Michaels, accompagné d’un DVD : Joue-moi quelque chose, moyen-métrage de Timothy Neat et John Berger (1989), éd. L’Écarquillé, 2014, 308 p., 42 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°417 du 4 juillet 2014, avec le titre suivant : Histoires de voir, avec John Berger