Paru aux éditions Hazan, l’étourdissant livre de Clélia Nau sur les feuillages est d’une profusion et d’une délicatesse pareilles à son objet. De l’art d’effeuiller le réel pour qu’affleure un peu le mystère.
À la fin de ses jours, dans sa maison tortueuse de Malakoff, remplie de souvenirs, de bouteilles de vin, de pastels et de larmes séchées, l’artiste Sam Szafran n’avait d’yeux que pour son épouse Lilette, vestale du foyer, ainsi que pour ses philodendrons dont l’exubérance formait une jungle domestique, abreuvée par une infinie lumière ricochant sur les meubles, trouant le grain épais de l’air, perforant l’espace. Un souffle, un nuage, un mouvement dans les feuilles, et l’entour se réorganisait, l’atmosphère changeait. Cette expérience inoubliable, exhaussant l’« âme végétative » du feuillage et, avec, du mystère, aurait pu trouver sa place dans ce remarquable ouvrage de Clélia Nau, lequel convoque des exemples et des œuvres tout aussi irréductibles. Mieux, insubstituables.
Relié, ce livre de grand format (27,6 x 33 cm) est enchâssé dans un coffret comme un camée dans un écrin, lequel accueille une reproduction tronquée de Saint Georges et le dragon (1510) d’Albrecht Altdorfer, tronquée car amputée du combat hagiographique qui donne à la toile munichoise son titre, manière de signifier que ne comptent ici que l’immensité du vert et l’ordonnancement des feuilles, que les « forces muettes, invisibles, de la croissance, du bourgeonnement et de la germination », ainsi que l’exprime la note programmatique de la quatrième de couverture.
Les « prolégomènes » des 280 pages que compte l’ouvrage donnent le ton, et le rythme. L’auteur y rappelle combien le feuillage, qui est selon le Littré un « ensemble des feuilles d’une plante », se décline au pluriel, un pluriel qui est moins la répétition d’un identique qu’une prolifération fractale, et volontiers mathématique, de sorte que son accroissement, aussi exubérant et intense soit-il, est toujours gouverné par une règle, par une folle dynamique. Du reste, tout feuillage a partie liée avec l’incontinente déraison, de même que, et il faut ici relire l’éblouissante Folie Elisa (Mercure de France, 2018) de Gwenaëlle Aubry, tout livre, et celui-ci en particulier, est une « maison de feuilles », un asile où trouver enfin le sens au milieu du désordre apparent.
L’ouvrage se déploie en quatre grands chapitres (« Vitalité des feuillages », « Feuiller les arbres », « Chambres de verdure » et « Symphonie foliaire »), dont le titre est reporté en fausse page quand la belle page accueille celui des séquences intermédiaires, ce qui garantit au lecteur une fluidité et un repérage parfaits. Car il faut, pour démêler les « puissances du végétal », affronter leur prodigalité avec rigueur et clarté, ne perdre de vue ni le branchage ni la sève. Accédant à une complexité sans complication, ne refusant ni l’épaisseur ni la nuance, avec un soin d’entomologiste, ou plutôt de botaniste, Clélia Nau parvient à déchiffrer ces frondaisons qui, dynamiques ou évasives, furent trop souvent réduites à un presque hors-champ, à un hors-d’œuvre (« par-ergon »), comme si les feuilles encadrant le visage de Ginevra de’ Benci (1474-1476) chez Léonard ou celui de La Bohémienne (1868) chez Renoir, n’étaient qu’ornementales alors qu’elles trahissent une organicité souveraine, alors qu’elles assurent des transitions entre le près et le lointain, l’intime et l’extime, l’intériorité et l’immensité, ainsi de cette Vierge (1480) du bien nommé « Maître au feuillage brodé », quand la vie végétative permet à « l’obscur principe de vie » de circuler « entre toutes choses ».
En détail ou en masse, remué par le vent chez Lorrain ou troué par la lumière chez Monet, le feuillage est un vertige qui vient « inquiéter l’espace » comme une « initiatique orée » ou un abîme étoffé. Assignant les études décisives de Warburg et de Ruskin, servie par une langue splendidement apte à fouiller le visible, Clélia Nau célèbre ici « le clapotis incessant » du Parc (vers 1910) de Klimt et là les « feuilles montées » par Ellsworth Kelly « en dépit même de leur déliaison » (Wild Grape, 1960). Tout feuillage, pluriel et souvent indécidable, menace la singularité de la vision, ce que les photographes, à l’albumine ou par le calotype, explorèrent avec avidité, quand l’impénétrable semble comme révélé (Eugène Cuvelier, Étude d’arbres sous la brume, 1856). Aura et aria, flou et atmosphère : le bruissement végétal, qui oblitère souvent la tranquillité de l’œil, peut susciter une « conversion du regard », voire une pulsion optique, que l’on veuille notamment songer aux obsessions filmiques d’Ozu (Printemps tardif, 1949) ou d’Antonioni (Blow Up, 1966). Chemin faisant, le feuillage apparaît tel qu’il est vraiment : une odyssée profuse vers le mystère qui, en deçà des mots, oblige à une poétique de l’observation et à un acquiescement face à l’exubérance du monde. Et ce livre d’être un talisman.
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« Feuillages », de Clélia Nau
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°750 du 1 janvier 2022, avec le titre suivant : "Feuillages", de Clélia Nau