Alain Buisine dégage une logique interne, en dépit de la diversité de l’œuvre du photographe saturnien.
PARIS - L’œuvre photographique d’Eugène Atget (1857-1927) fait actuellement l’objet de nombreuses études, tant en Europe qu’aux États-Unis, où elle fut très tôt connue grâce à l’élève américaine de Man Ray, Bérénice Abbott. La publication, en 1993, du livre de Molly Nesbit, Atget’s Seven Albums (Yale University Press) et la sortie d’Eugène Atget ou la Mélancolie en photographie d’Alain Buisine, confirment l’importance d’une œuvre dont les choix ou l’absence de choix esthétiques suscitent interprétations et débats.
Dans son essai, Alain Buisine relève un véritable défi : dégager une logique interne dans l’œuvre d’Atget, en dépit de sa grande diversité, tout en évitant d’en donner une interprétation trop rigide. Ni strictement documentaire, ni artistique au sens formel du terme, cette œuvre est commandée, selon l’auteur, par une "économie de la perte" qui lui confère sa dimension mélancolique. Tout en rappelant que la trace photographique est fondamentalement nostalgique, puisqu’elle enregistre à la fois les choses et leur disparition, A. Buisine tente de montrer comment Atget inscrit systématiquement cette perte dans l’image. L’ensemble de l’essai repère avec une remarquable cohérence tous les indices de cette "économie" paradoxale, aussi bien dans le cadrage de certains clichés que dans les choix thématiques du photographe, tout en suggérant qu’une réconciliation avec le monde est possible, à la condition de "passer du sujet humain à son simulacre". Ainsi s’explique l’importance des sculptures, des mannequins et des objets postiches chez Atget. Tout au long de l’analyse, des descriptions minutieuses de photographies déclinent à leur tour les différentes formes que prend l’absence dans les images : flous volontaires, fragmentation du réel, désocialisation de l’individu et incompatibilité entre l’homme et son cadre de vie.
Théorie
Toutefois, l’intérêt de la démarche proposée ne s’arrête pas là : outre ses nombreuses références à d’autres pratiques photographiques (celle d’un Dityvon, d’un Denis Roche, d’un Bernard Faucon ou d’un Walker Evans), cette étude reprend le fil d’une réflexion qui ne cesse de hanter la critique depuis la Chambre claire de Roland Barthes : celle du statut esthétique de la photographie. Aussi l’auteur revient-il sur les notions de "punctum" et "d’aura" qu’on trouve respectivement chez Barthes et Walter Benjamin, ou encore sur la question du banal, qui est un des traits spécifiques de l’image photographique.
Le concept d’imaginaire, que l’essai tente de cerner, retient davantage encore l’attention. Comme dans l’Orient voilé (Zulma Calmann-Levy, 1993) où il opère une distinction forte entre imaginaire et idéologie, A. Buisine refuse ici d’assimiler l’imaginaire de la disparition, présent dans de nombreuses pratiques photographiques, à une quelconque idéologie de l’art. On pourrait objecter que bien des esthétiques se sont aussi fondées sur le refus de toute volonté d’art, et que les peintres, comme les photographes, ont souvent protesté contre les visions rétrospectives et savantes qui tuent la part d’événement présente dans leurs œuvres. Mais au fil des pages, une lecture attentive de cet essai offre des réponses à ces objections – quand l’auteur distingue par exemple les images artistiques qui s’ouvrent à l’événement d’une présence (c’est la vertu "aléthéique" de l’art) de celles qui se contentent, comme chez Atget, d’enregistrer une simple disparition des choses.
Engagement
Enfin, sans perdre de vue les exigences de la rigueur scientifique, cet essai se distingue par la vivacité de ses partis pris. A. Buisine ne cache pas son goût pour l’école américaine (Walker Evans, Robert Frank ou Lee Friedlander) qu’il juge plus proche d’Atget que la photographie humaniste française (on pense, bien entendu, à Robert Doisneau). Une position aussi tranchée a au moins deux mérites : elle rappelle qu’une pratique mélancolique de la photographie comme celle d’Atget suppose, de la part du photographe, une certaine neutralité à l’égard du réel, et non cette nostalgie un peu nauséeuse qu’on prête facilement aux photographes humanistes français ; d’autre part, en attaquant l’"humanisme" des photographes postérieurs à Atget, elle appelle, en réponse, une nouvelle interprétation de ce mouvement, dont le succès actuel auprès du grand public s’accompagne d’un certain nombre de malentendus.
Alain Buisine, Eugène Atget ou la Mélancolie en photographie, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1994, 263 p., non ill.; 160 F.
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Eugène Atget, photographe
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°1 du 1 mars 1994, avec le titre suivant : Eugène Atget, photographe