Indispensable et « périmée », la critique est au cœur du « petit manuel » d’Éric Loret, qui la tire du côté de l’expérience, de la communauté et du partage.
Il arrive souvent que l’on demande au critique d’art comment on en vient à faire un tel métier. Faut-il avoir un fond méchant ? Être un sous-artiste, peut-être même un rien vengeur ? Le critique est-il « toujours éminent » ? Est-il « censé tout connaître, tout savoir, avoir tout lu, tout vu », comme le portraiture le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert ? Avec son Petit manuel critique publié aux éditions des Prairies ordinaires, Éric Loret, qui exerce la critique de la plume et de la voix, dans les colonnes de Libération et sur les ondes de France-Culture, dépasse l’ambition affichée par son titre, mais ne la déçoit pas : on ne trouvera pas là un guide pratique avec ficelles professionnelles et trucs du métier, non. Mais un essai, certes habité par l’expérience (sans pour autant se faire un plaidoyer pro domo), qui reprend les fondements théoriques de l’exigence critique dans ses postulats philosophiques, dans le XVIIIe siècle des Lumières, et chez Kant en particulier.
Le jugement esthétique, le « désintéressement » qui lui est propre, la « finalité sans fin », Loret lit le maître de Königsberg avec finesse, mais c’est surtout la question de l’universalité et plus encore du « sens commun » qui le travaille : l’hypothèse centrale dans la pratique du critique est en effet celle des formes de partage.
Vers la vérité
Au transcendantal de Kant s’impose pour Loret une exigence pratique, qu’il introduit dès l’ouverture : sur son île déserte, le solitaire n’a nul besoin de critique, car il n’a personne avec qui partager considérations et évaluations esthétiques. « La satisfaction esthétique se constitue dans l’imaginaire (sinon dans la réalité) de la communauté et du partage (p. 15). » Et de rappeler que le « beau » n’est jamais une qualité immanente des objets ou des œuvres, sinon par l’effet du mouvement de subjectivation ordinaire. En revanche, l’avis critique, en tant qu’avis, a toujours à voir avec la vérité, son autorité en tant qu’interprétation, en tant que discours. La critique ne dit pas la vérité, car il n’y en a pas en art, mais elle tend nécessairement vers elle : la vérité est son horizon. Son objet est de l’ordre de la qualité de l’expérience de l’œuvre, en quoi le critique n’est en rien différent de tout autre spectateur.
Musique, littérature, arts visuels, Loret, qui a aussi écrit sur le cinéma, commence par là : l’expérience avant le verbe. Canonique et légitime dans son fondement, l’interrogation de Loret se poursuit en pointant les formes actuelles et dispersées du jugement critique, quand celui-ci prend la forme de l’opinion virale sur les réseaux et autres amplificateurs du bouche-à-oreille, et qu’il étend son territoire à ce qui fait art comme à… tout le reste ! Loret examine aussi les hypothèques sur la possibilité même de la critique (relativisme, subjectivisme, irraison du goût ou non-spécificité des objets esthétiques, hétérogénéité des objets de l’art à la culture de masse, et retour), mais n’en souligne que mieux le lieu où s’articule selon lui la production critique en ce qu’elle « donne accès au monde de l’autre », en ce qu’elle propose « une autre expérience de l’œuvre (p. 62) ». En somme, en termes deleuziens, l’œuvre d’art pour la critique est avant tout affaire de « percept », non de « concept ».
Position humble
Reste la question de l’évaluation, de ce qui la fonde et de ce qu’elle opère, de ce qu’elle produit. Loret n’esquive pas la question du jugement : au nom de quoi juge-t-on, sinon d’une présomption de puissance édifiante voire émancipatrice de l’art, ou du moins d’accomplissement de soi, comme le désigne le pragmatisme du philosophe américain John Dewey ? Et quels effets d’autorité en découlent ?
La question du pouvoir, des figures et des rôles tient une place trop restreinte (avec un regard à la fois peu complaisant et juste sur le milieu de l’art contemporain, comme sur le curateur qu’il n’épargne pas, résistant qu’il se montre aux formes de thématisation de l’art contemporain). Trop bref aussi est le traitement des conditions socio-économiques de la culture, dans le contexte historique et la temporalité sans l’histoire de notre condition au sein du « capitalisme tardif », libéral en tous sens, qui, esquisse l’auteur, voit son intérêt dans la perte de crédit de la critique, « activité périmée (p. 182) ».
D’une écriture légère toujours, situant clairement les strates de la réflexion sans perdre le lecteur dans le vertige de l’auto-réflexivité, Loret assume pour le critique une position humble, au terme des précautions méthodologiques qu’il détaille, dans le sens d’une réduction, voire d’une négation finale, quand il affirme, promesse paradoxale mais constructive : « À la limite, l’idéal, c’est que le critique pour finir se taise (p. 184). » Nulle coquetterie ici, mais une vision productrice puisque « le manque est la base de la critique ». Tendre vers le comblement de ce manque dans le pacifisme du partage des hypothèses interprétatives, le tout reposant sur une exigence morale, ainsi apparaît la façon Loret : faire durer le procès tout en retardant le verdict (à rebours de la « top list » et du « best of »), ne pas condamner sous l’égide d’un système a priori, mais laisser courir l’expérience du vivant.
On voudra voir, aidé par le hasard du calendrier des parutions, quelque singulier écho, quant aux modalités de la raison publique contemporaine, avec L’Art d’être juste, selon le titre du volume de philosophie du droit de l’universitaire américaine Martha Nussbaum laquelle, à l’aide de la littérature, applique à la justice l’exigence de l’altérité, de l’imagination, de l’expérience partagée.
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Essai de critique créative
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Abonnez-vous dès 1 €Éric Loret, Petit manuel critique, 2015, éd. Les Prairies ordinaires coll. « Essais », Paris, 192 p., 17 €. sMartha C. Nussbaum, L’art d’Être juste, traduit de l’anglais (USA) par Solange Chavel, éd. Climats, Paris, 2015 (1995 pour la première édition aux États-Unis), 288 p., 22 €
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°433 du 10 avril 2015, avec le titre suivant : Essai de critique créative