Au nombre des artistes, ceux qui prennent la plume ont des motifs les plus divers, et les textes qu’ils produisent conduisent parfois leur lecteur sur des chemins non balisés.
On les lit souvent pour mieux les voir, dans cette idée qu’une vérité écrite est plus sûre qu’une chose vue ou ressentie, pour comprendre, quand ils parlent de leur art. Mais ce n’est pas tout. Quand ils chevauchent l’écriture, ils sont souvent menés bien au-delà du commentaire. Et ce qu’ils écrivent, affichant volontiers une indifférence à la littérature, glisse entre les genres reçus et donne au-delà de leur singularité d’artiste-auteur des expériences de lecture plus forte que le brouet narratif moyen, qui constitue le centre de gravité de notre ordinaire littéraire. Les quelque 600 pages qui font presque exactement autant de textes courts rédigés par Yvan Salomone sont de cette espèce. Ces textes sont le pendant de la production qu’on lui connaît, ces aquarelles paysagères traitées avec rapidité d’après motif, vues de ports et autres lieux construits toujours dans le même format, avec une objectivité feinte et une belle verve chromatique. Attachée par son titre et son sujet à un tableau précis, chaque page constitue un croquis textuel, fait bien longtemps après la rencontre du motif et la réalisation du tableau correspondant, retour rétrospectif sur les circonstances, les événements et les pensées de ce moment. Le tout d’une écriture directe, faite de notations mentales qui cependant font image, par pointe, par référence, par sensation. Si cette sorte de journal de peinture se raccroche à autant de tableaux précis, au point que pour Salomone ils sont deux faces de l’œuvre, ce gros livre est sans image, à l’exception de l’illustration de couverture, mais il en produit de nombreuses, non rétiniennes et fortes, qu’on les confronte ou non à la peinture.
Liberté de penser
Les lettres de Francis Picabia réunies et présentées par Carole Boulbès semblent, elles, ressortir d’un registre bien identifié, celui de la correspondance amoureuse. On sait pouvoir compter sur Picabia, grand amoureux, capable parfois de plusieurs lettres par jour à sa destinataire, mais on découvre surtout qu’en dessous de l’expression amoureuse, elles parlent bien sûr d’art, et que Picabia se voit habité par Nietzsche, donnant aussi à l’ensemble une nature théorique, porté par la liberté de penser de l’artiste. Les aphorismes nietzschéens et autres emprunts en sous-texte donnent sa consistance à cette écriture vive et tourmentée. « […] Et je vais te faire un aveu, je suis certain que je me martyrise dans une inquiétante littérature et que j’en suis le créateur. Que font ces pitoyables bavardages de ces idiots d’écrivains ? Ma faculté de faire vivre une vision avec un réalisme intense n’est compatible qu’avec moi, monstrueuse douleur de mon énergie criminelle pour moi. » (lettre 41) Et Boulbès de renvoyer aux aphorismes de Nietzsche dans son Ecce Homo. Si la reproduction de la centaine de pages en fac-similé est assez vilaine, ces lettres à Suzanne Romain (écrites entre 1944 et 1948) et leur commentaire étoffent la vision de l’inépuisable « Francisco qui t’aime ».
Bouffonnerie noire
Sans doute ici, avec Philippe Boutibonnes, l’artiste s’efface plus derrière l’auteur dans ce petit ouvrage à la bouffonnerie noire et méticuleuse : bestiaire inattendu, récit fragmentaire, historique et sentimental, au gré de ses 245 texticules, Le Beau Monde fait se retrouver des poux et des cochons, Staline, Isidore Ducasse et Madonna, quelques personnages récurrents (Solange, Suzy), un certain Adam Profus. Le ton est tour à tour épique, scientifique, comique, passant librement, parfois d’un mot à l’autre, de l’universel au microscopique, de l’allégorique au trivial. Non content d’une carrière de biologiste, Boutibonnes affiche surtout une œuvre plastique qui n’est pas sans analogie avec son univers littéraire, minutieuse écriture graphique au crayon de couleur sur petits formats de papier, dense et fragile.
Ainsi pourrait-on identifier, à côté des écrits d’artistes, qui renvoient plus directement à l’œuvre plastique, ces écrits par des artistes qui croisent ou déplacent les usages littéraires. On trouvera là aussi bien le Douanier Rousseau, auteur de poèmes et dramaturge plutôt convenu (ses trois pièces de théâtre et les restes de sa production écrite ont été réunis en un volume et commentés par Yann Le Pichon), que la machine de récit suffocante et par là saisissante de Pierre Denan, Pourquoi Tom Cruise, récit prompteur, livre 1, qui fait de la logorrhée médiatique prélevée sur Internet un redoutable roman vrai du temps présent.
Yvan Salomone, Le Point d’Ithaque, éd. Mamco, Genève, 2010, 608 p., 32 euros, ISBN 978-2-9401-5940-6
Carole Boulbès, Picabia avec Nietzsche, lettres d’amour à Suzanne Romain (1944-1948), éd. Les Presses du réel, Dijon, collection « L’écart absolu », 2010, 432 p., 25 euros, ISBN 978-2-8406-6308-9
Philippe Boutibonnes, Le Beau Monde, éd. Nous, Caen, collection « Disparate », 2010, 168 p., 14 euros, ISBN 978-2-9135-4945-6
Présentation de Yann Le Pichon, Le Douanier Rousseau, œuvres Écrites, éd. CNRS, 2010, 296 p., 22 euros, ISBN 978-2-2710-7044-9
Pierre Denan, Pourquoi Tom Cruise, récit prompteur, livre 1, éd. Les Presses du réel, Dijon, collection « L’espace littéraire – Fictions », 2010, 96 p., 10 euros, ISBN 978-2-8406-6390-4
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Écritures d’artistes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°336 du 3 décembre 2010, avec le titre suivant : Écritures d’artistes