Nos bibliothèques sont heureusement vouées au désordre : non pas celles, publiques, tenues par des professionnels, dont le métier consiste, malgré eux, de plus en plus à conformer les rayons à des listes implacables, relevés quantitatifs du succès, mais la vôtre, la mienne et celles de Muriel Pic.
Du rayon de lumière qui est la condition de la photographie au rayon de bibliothèque, Muriel Pic, universitaire spécialisée dans la littérature du XXe siècle, a suivi un geste fondateur de l’histoire de la photographie, quand, en 1844, Henry Fox Talbot publie The Pencil of Nature qui inaugure, par le livre, la puissance de reproductibilité de la photographie. Le petit volume soigné des éditions Filigranes associe une série de dix-neuf planches photographiques, montages-collages manuels de fragments de bibliothèques privées ou publiques, et un texte où Muriel Pic, dans un aller-retour entre histoire de la photographie et histoire littéraire, souligne l’importance de la planche VIII, celle d’une bibliothèque faite allégorie, bibliotheca obscura ouverte sur le lisible et l’imaginaire. « En plaçant, avec Scène dans une bibliothèque, une spéculation futuriste face à une image de bibliothèque, Talbot interroge tout autant la manière dont nous lisons des textes que la manière dont nous allons lire l’image photographique à présent déposée dans des livres ».Le volume, préfacé par Christian Prigent, creuse très joliment cette « imagination documentaire » par ces collages d’images de bibliothèque et de bibliothèques d’images, où l’on ne s’étonnera pas de trouver, parmi d’autres, le nom de Warburg. Il aurait quant à lui assurément sa place dans l’une de ces bibliothèques, dans un rayon d’inclassables, ce petit livre vert amande qui parle de Bonnard. Ou plutôt, qui parle Bonnard. C’est une auteure américaine, souvent identifiée comme poète, Cole Swensen, qui, en ces quelque 80 pages, tantôt littéraire tantôt savante visite la sensibilité Bonnard. La modernité du Crystal Palace et de Marcel Duchamp, le jeu de la transparence et de l’opacité donnent son titre, L’Âge de verre, et son actualité à un volume et à une écriture qui cultivent un très singulier toucher du monde, un toucher à distance, comme il en est au travers de la fenêtre qu’est le tableau, et en même temps un toucher concret comme sait le faire la poésie américaine. « Ça ne sert à rien de laisser ouverte une fenêtre dans une pièce vide » (p. 37). Et plus loin « Verre pour verre. Cela fait du fragile / un œil acéré / et pourquoi pas entier / qui aurait pu gagner des guerres / aurait pu / fixer en surface, une série / de reflets de Marthe se glissant dans son bain ».
Modernité allemande
Quant à ceux-ci, ils constituent presque une bibliothèque à eux tout seuls : trois volumes dans un coffret, qui viennent compléter l’œuvre du philosophe et traducteur Rainer Rochlitz, disparu en 2002. Le titre de cet ensemble, Le Vif de la critique, situe ces presque neuf cents pages sous l’autorité non tant de la théorie philosophique pour elle-même – même si l’on trouve ici des échos des essais majeurs publiés chez Gallimard –, mais de la critique tant par la dimension argumentative des textes que par leur nature d’articles. Ce sont en effet quarante-trois textes de recensions de livres parues dans la revue Critique qui sont ici réunies, redistribuées selon trois axes. Traducteur, commentateur et éditeur (par exemple des trois volumes d’œuvres parus chez Folio) de Walter Benjamin, Rochlitz a régulièrement accompagné, de 1983 à 1996, l’actualité de l’auteur de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Il s’ensuit, pour le premier tome, un accompagnement minutieux et éclairant de l’œuvre qui situe Benjamin dans son empreinte sur la philosophie allemande du XXe siècle et dans sa réception française.
Le troisième volume est précieux comme pont entre la modernité allemande et sa lecture française, des parutions de Derrida, de Bourdieu, des traductions de Habermas ou de John Rawls parmi beaucoup d’autres donnant à chaque fois le principe de réflexions conceptuelles toujours remises dans leur déploiement historique. Le deuxième et plus gros des volumes, signalant la place de l’art et de l’esthétique dans l’œuvre, permet aujourd’hui un parcours argumenté des principales questions et débats théoriques de l’art des vingt dernières années. La bibliothèque invite à s’emparer du livre et de sa matière comme image et imaginaire ; des livres de Rochlitz comme matière à argument, même ou surtout quand il s’agit d’art.
Muriel Pic, Les désordres de la bibliothèque, éditions Filigranes, Trézélan, 2010, 72 p., 25 euros, ISBN 978-2-3504-6205-9
Cole Swensen, L’Âge de verre, trad. Maïtreyi et Nicolas Pesquès, éditions José Corti, coll. « Série américaine », 2010, 80 p., 14 euros, ISBN 978-2-7143-1041-5
Rainer Rochlitz, Le vif de la critique, vol. 1 : Walter Benjamin, vol. 2 : Esthétique et philosophie de l’art, vol. 3 : Philosophie contemporaine, éd. La Lettre volée, coll. « Essais », Bruxelles, 2010, 3 vol. sous coffret, 872 p., 64 euros, ISBN 978-2-8731-7368-5
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Dans le désordre de la bibliothèque
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°346 du 29 avril 2011, avec le titre suivant : Dans le désordre de la bibliothèque