Un ouvrage collectif tente un panorama de l’usage de la vidéo depuis 2011 en Syrie, avec une approche sensible de ces images menacées de disparition.
Si le conflit syrien reste à ce jour le plus documenté au monde, la profusion d’images s’accompagne d’une interrogation lancinante : comment analyser trois ou quatre millions de vidéos disparates ? Surgissent alors d’autres questions : que faire de ces images parfois effacées entretemps ? Faut-il s’attacher à leur esthétique ou au contexte ? Et comment étudier des vidéos de torture ? Sur une trame chronologique légèrement distendue, les auteurs examinent à la fois l’émergence d’une culture visuelle liée au militantisme, et l’inflexion vers la propagande à partir de 2012. Comme le soulignent Cécile Boëx et Agnès Devictor en introduction, la Syrie depuis 2011 voit s’affronter « des imaginaires concurrents » qui tentent d’écrire un récit des événements contemporains. Quel que soit le producteur de ces images (journaliste amateur, rebelle islamiste, militaire…), les vidéos servent un but politique : les chercheurs ne peuvent donc pas rester neutres.
Cécile Boëx souligne d’ailleurs combien il a été difficile d’étudier les images de l’État Islamique, très violentes et visant à terroriser aussi bien le monde arabe que l’Occident. Ceux qui les produisent sont « des spécialistes de l’agonie », selon Cécile Boëx, ils utilisent « une scénarisation exubérante » avec des références à la culture populaire mondialisée et au cinéma américain (travellings, décor naturel, tenues orange des condamnés). Ces vidéos largement diffusées ont effacé dans l’esprit du grand public les autres témoignages sur le conflit syrien, que l’ouvrage veut remettre en lumière.
Ainsi la première partie donne-t-elle la parole aux acteurs locaux de la révolte de 2011, des étudiants le plus souvent : ils ont découvert en mars 2011 que filmer des manifestations dans la rue était possible, même dans une dictature, et que ces vidéos intéressaient des gens en dehors de la Syrie. Croyant « naïvement » au pouvoir des images, ces activistes amateurs ont organisé les prises de vues de manière professionnelle, afin de les diffuser sur YouTube : ils ne s’intéressent que peu à la notion d’archive, là où les chercheurs veulent conserver la mémoire de ces vidéos éphémères. La chaîne de télévision qatarie Al Jazeera a joué un rôle non négligeable ici, en nouant des partenariats avec ces révolutionnaires civils dès 2011, avant de les délaisser et de les occulter quand l’intérêt du public s’est porté sur les vidéos de combattants.
Parmi les faits peu connus, le lecteur découvrira que des groupes de femmes ont organisé des manifestations filmées chez elles en 2011 et 2012, en opposition au régime : les éléments du décor sont souvent les mêmes (un salon, des femmes voilées de noir, des drapeaux syriens) et contribuent à créer un « style » propre. À l’opposé, les vidéos pixélisées des manifestations en 2011 transcrivent de manière brute le bouillonnement révolutionnaire. D’une manière générale, les vidéos de 2011 à 2014 contiennent une part de performance : Cécile Boëx rappelle que certaines manifestations ont pris la forme de pièces de théâtre humoristiques et de parades filmées organisées par des comédiens, avec « des banderoles et des slogans choisis en commun ». Toute une culture populaire arabe ressurgit d’ailleurs à cette occasion dans l’espace public, avant la répression sanglante.
Dans sa deuxième partie, l’ouvrage examine des corpus de films datant d’après 2013, dont les vidéos des groupes kurdes, la propagande djihadiste et la communication iranienne autour du conflit syrien. Ici, l’imaginaire se concentre sur « la figure du guerrier » associée à celle du « martyr », quel que soit le groupe politique. L’iconographie emprunte largement au chiisme, même parmi les groupes djihadistes sunnites : le « tabou » qui entoure les morts au combat disparaît, on montre des cadavres. Esthétiquement, ces vidéos, comme celles d’Al-Qaida, sont très travaillées, les couleurs et la musique contribuent à créer un univers identifiable teinté de kitsch. La violence du régime syrien n’est pas oubliée, en miroir de celle des groupes djihadistes, mais elle se déployait de manière souterraine avant la guerre : ici, le régime choisit quelles images de torture diffuser localement pour briser la résistance citoyenne… Cette « économie de la cruauté » orchestrée en images s’inscrit dans la lignée des années 1980, mais gagne en visibilité avec Internet. Nouvelles esthétiques et nouvelles stratégies de communication : la guerre en Syrie inaugure bien une nouvelle ère pour les images.
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Conflit syrien, la mécanique des images
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°748 du 1 novembre 2021, avec le titre suivant : Conflit syrien, la mécanique des images