Regardant du côté de Raymond Hains, Philippe Parreno ou Anri Sala, Christine Macel a pris pour sujet d’étude le temps, temps biographique ou temps organique constitutif de l’œuvre.
Christine Macel, conservatrice en chef du service Création contemporaine et prospective au Musée national d’art moderne-Centre Pompidou, évoque la réédition de son ouvrage Le Temps pris dans lequel elle analyse, à travers douze chapitres consacrés à autant d’artistes, les mutations contemporaines dans la conception du temps.
Pour l’essentiel, une préface qui rend compte de mes observations sur les nouveaux vécus temporels durant cette décennie. J’ai continué à réfléchir à ces questions, tant du point de vue du temps social que du temps philosophique et scientifique. Au niveau social, on constate qu’avec l’hyperconnectivité on ne supporte plus les temps morts ; il y a une impatience, un épuisement. L’« hétérochronologie », cette hyper-stratification temporelle qui caractérise les années 1990-2000, est devenue exponentielle, voire hystérique. Sur le plan scientifique, on a connu ces dernières années une vulgarisation de théories sur le temps, telles que la « théorie des cordes » de Brian Greene, un auteur qu’ont pu lire des artistes comme Philippe Parreno ou Loris Gréaud. Pour des physiciens qui réfléchissent au niveau quantique comme Carlo Rovelli, « le temps n’existe pas ». On pourrait citer aussi l’ouvrage passionnant du philosophe Baptiste le Bihan Qu’est-ce que le temps ? [éd. Vrin, 2019], qui défend l’idée d’un « univers-bloc » à quatre dimensions. C’est là, du côté des sciences et de la philosophie, que se jouent aujourd’hui les questions les plus intéressantes auxquelles ouvre l’art, dans un rapport au monde qui implique aussi bien les sciences humaines que les sciences dures, et les sciences politiques aussi, bien sûr.
La relativité, l’absence de la donnée temporelle dans les équations quantiques, l’interpénétration des données temps et espace : ces idées, apparues au début du siècle dernier, ont diffusé très lentement dans les consciences. D’ailleurs il est intéressant de voir que les artistes des années 1960 n’intègrent pas du tout ces données scientifiques et s’inscrivent plutôt dans une forte dimension métaphysique, comme On Kawara peignant ses « Date Paintings » ou Roman Opalka enregistrant son propre processus de décrépitude.
C’est le terme qu’emploie Pamela S. Lee [historienne et professeure d’art moderne et contemporain à l’université de Yale] pour qualifier la manifestation dans l’art de cette attirance pour le temps long, le refus de s’inscrire dans le moment présent. À l’inverse, les années 1990, avec la géolocalisation, les déplacements rapides par avion, ont privilégié la dimension du temps sur celle de l’espace, déjà conquis. Le temps est envisagé [dans l’art] comme un médium en soi, qui s’est beaucoup inspiré des arts vivants.
Si bien sûr, mais les œuvres des années 1990 évacuent la question de l’éternité pour reformuler l’expérience du temps selon deux grands axes. Certains adoptent une forme de stratification temporelle – Zapping Zone (1990), l’installation de Chris Marker, est de ce point de vue une œuvre clef. De la même façon, le travail de Philippe Parreno impose une fragmentation, un séquençage de l’exposition. Émerge ainsi une volonté de se rendre en quelque sorte maître du temps. L’autre notion importante est celle de la suspension temporelle, que l’historien François Hartog a conceptualisée sous le terme de « présentisme » : à force d’accélération, le présent n’est plus vécu. C’est la maladie des temps contemporains, la crise de la présence. Cela a entraîné chez de nombreux artistes une méditation sur cette idée d’un temps en suspens, qui ne s’écoule plus. En réaction, ils ont alors cultivé une recherche exacerbée de l’instant pur, comme une sensation perdue que l’on essaierait de retrouver à travers l’expérience de l’œuvre d’art.
Pour moi le rapport à l’art est sensuel, au sens de la sensation, des émotions qui nous ancrent dans le présent. Cela induit un vécu. Même si mon approche est théorique, elle part de l’expérience que j’ai eue de ces œuvres et de la proximité avec ces artistes. La biographie n’explique pas l’œuvre, mais elle l’éclaire. Ainsi le chapitre consacré à Raymond Hains me semblait un témoignage important, car tous les textes écrits à son sujet évacuent pour la plupart d’entre eux la dimension de sa vie, pourtant constitutive de son œuvre.
Oui. Philippe Parreno, par exemple, continue à travailler sur ces questions. En 2019, dans son exposition au Martin-Gropius-Bau à Berlin, il a intégré un bioréacteur avec des bactéries qui interagissaient avec les événements, ce de manière non prévisible. Cette attention au temps et au vivant se retrouve également dans le travail d’Anri Sala, comme avec son film If and Only If (2018) dans lequel l’interprétation du violoniste est ralentie par la progression d’un escargot. Le temps du vivant intègre ainsi des œuvres qui parlaient déjà de l’« hétérochronologie ».
Oui le fait d’être soumis à ce calendrier « coronaviral » va en effet dans le sens de ces œuvres, qui remettent le temps du vivant au premier plan.
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Christine Macel : « Le calendrier "coronaviral" va dans le sens de ce temps du vivant remis au premier plan »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°543 du 10 avril 2020, avec le titre suivant : Christine Macel, conservatrice générale du patrimoine : « Le calendrier “coronaviral” va dans le sens de ce temps du vivant remis au premier plan »