Cette année encore à Venise, commissaires et artistes se confrontent à la médiocrité de l’édifice construit en 1912 qui abrite l’exposition de la France – et aux frontières de la diplomatie.
Le pavillon français à Venise est un cauchemar en béton. L’installation biomorphique imaginée par Céleste Boursier-Mougenot et Emma Lavigne pour la 56e Biennale est l’une des tentatives les plus audacieuses susceptible d’y échapper. Pourtant rompue aux acrobaties, promenade de chien et essaim d’abeilles parmi les visiteurs, la commissaire a dû souffrir le martyre tout comme l’artiste. En concevant des arbres se déplaçant tout seuls dans les « jardins napoléoniens », le binôme se heurte aux frontières invisibles le long des allées tracées par l’administration française, quand elle avait le bonheur d’occuper la Vénétie. Même à la lenteur d’un escargot, il n’est pas question d’approcher les pavillons ; il n’aurait plus manqué que cela pour déclencher une nouvelle guerre avec nos voisins les vieux ennemis prusso-britanniques.
Ces contradictions – entre liberté de création et pesanteurs administratives, entre le succès mondialiste de l’exposition et la montée des nationalismes – plonge ses racines dans l’histoire. Si le pavillon français est « l’un des pires, tellement médiocre et si difficile à occuper », comme l’a noté Jean-Louis Cohen, qui s’en est chargé à la Biennale d’architecture l’an dernier, il est aussi l’héritage d’une arrogance typiquement française. La Mostra, qui colonise aujourd’hui toute la lagune, a toujours manqué d’espace. À sa naissance en 1895, elle s’abrite dans le Palazzo Pro Arte édifié dans le parc percé par Napoléon en 1807. Mais, bientôt, chaque nation entend protéger son propre espace. La Belgique donne le coup d’envoi avec sa propre maison en 1907, suivie par la Hongrie. Deux ans plus tard, la Grande-Bretagne, impériale, occupe le haut de la colline. Pour les artistes de la Sécession de Munich, la Bavière s’installe à côté (repris par l’Allemagne, l’édifice honni sera détruit puis reconstruit par Hitler).
Bureaucratie et diplomatie
Pour la France, il faut attendre 1912. « En face du pavillon allemand, avec celui de la Grande-Bretagne qui clôt la perspective sur la butte, il constitue une sorte de place réservée aux grandes puissances dans laquelle s’expriment les rapports de force préludant à la Première Guerre mondiale », commente Jean-Louis Cohen. Ils auraient dû se méfier, car deux ans plus tard le pavillon russe se placera à côté des Allemands. Dès ses débuts, la représentation française est soumise aux Affaires étrangères, dont le département culturel est encore aujourd’hui un monstre bureaucratique, en rivalité avec l’administration des Beaux-Arts. Tournant le dos aux innovations modernistes, la France choisit de se passer d’architecte. L’ouvrage, dont la loggia ceinte d’un pauvre quatuor ionique est censée traduire l’idéal classique du XVIIe, est confié à un ingénieur local, habitué des commandes municipales, Fausto Finzi (dont le prénom est traduit en Faust). Le résultat est affreux, et incommode. Pour Jean-Louis Cohen, ce geste – ou plutôt cette absence de geste – s’inscrit dans une volonté « d’effacement » qui relève d’une « stratégie du dédain ». Patrie des arts, la France n’a pas besoin de s’adresser au monde, le monde doit venir à elle… Dépourvu d’escalier monumental, le pavillon ne s’aborde pas de face, mais par la tangente. « La France a voulu démontrer qu’elle n’avait pas besoin de gesticuler pour réclamer sa place – la première, naturellement », estime cet historien de l’architecture. Ce bâtiment modeste marque ainsi une « double indifférence », l’ignorance du programme de la manifestation étant redoublée par celle « des sites et du paysage dans lesquels il s’inscrit ».
Le même égocentrisme se retrouve dans la participation artistique, observe Margot Degoutte dans une thèse récemment soutenue à la Sorbonne : si elle consent à se rendre à Venise, la France entend y prolonger « la tradition des salons, qui doit donner une image exhaustive de la production artistique de l’année ». Il en résulte un « éclatement » de sa participation. Elle dénombre ainsi, dans les quatre premières éditions, 105 artistes invités à présenter 341 œuvres. Pour l’essentiel de la peinture académique. Même l’impressionnisme brille par son absence. Monet, qui meurt en 1926, envoie quatre toiles et Renoir, qui disparaît en 1919, une seule (contre vingt sculptures quand même pour Rodin en 1901).
Dès 1922, il faut ajouter une salle à l’arrière du bâtiment, qui reste tout petit avec ses 420 m2. Aujourd’hui, comble de l’infortune, il ne peut plus être retouché. Car la France a été jusqu’à dédaigner d’acquérir son pavillon, méprisant les invites relancées jusque dans les années 1930. « Aujourd’hui encore, il est le seul édifice des Giardini dont l’utilisateur n’est pas le propriétaire : il est loué par l’Institut français », note Margot Degoutte. Par sa vacuité, Jean-Louis Cohen assimile cet espace à une sorte de « white cube avant la lettre » – une des pires inventions du siècle. Mais il y voit aussi une « boîte à miracles », qu’ont su investir tant d’artistes. Cette année encore, cette magie va scintiller dans les feuilles de ses pins mouvants ; c’est du moins le rêve de l’artiste, Céleste le bien nommé.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Biennale de Venise : une arrogance toute française émane de son pavillon
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Le pavillon français de la Biennale de Venise 2015, avec l'installation de Céleste Boursier-Mougenot. © Photo : Laurent Lecat.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°436 du 22 mai 2015, avec le titre suivant : Biennale de Venise : une arrogance toute française émane de son pavillon