Redécouvert à la fin du XIXe siècle, le Journal de voyage du Cavalier Bernin en France de Chantelou fait aujourd’hui objet d’une remarquable édition critique, qui rappelle le caractère exceptionnel de ce témoignage. Au fil des pages s’esquisse le portrait intime d’un artiste surdoué et orgueilleux, saisi à l’ouvrage sur deux projets majeurs : le Louvre et le buste de Louis XIV.
En 1665, après moult négociations entre la papauté et la France, Gian Lorenzo Bernini (1598-1680) accepte de se rendre à Paris pour travailler à l’achèvement du palais du Louvre. Bon gré mal gré, l’auteur du baldaquin de Saint-Pierre est prié d’aller servir la gloire du jeune Louis XIV, que Colbert veut arracher aux plaisirs de Versailles. Parent de l’ancien surintendant des Bâtiments, Sublet de Noyers, ami et collectionneur de Poussin, Paul Fréart de Chantelou est chargé d’accompagner le Cavalier dans tous ses déplacements, et de faire office de traducteur. Tout au long de ce séjour, il tiendra un précieux Journal à l’intention de l’un de ses frères, dans lequel il livre un récit circonstancié de tous les faits et gestes du grand homme.
Redécouvert à la fin du XIXe siècle par Ludovic Lalanne, ce texte fait l’objet d’une nouvelle édition critique, établie par l’historien de l’art Milovan Stanic, spécialiste de la littérature artistique. Il s’est appuyé sur la version de ce manuscrit conservée à l’Institut. Corrigeant à l’occasion les erreurs de transcription, il l’a enrichi des observations de Colbert sur le Louvre et de la correspondance de Mattia De’ Rossi et de Chantelou. Surtout, le texte est accompagné d’un remarquable appareil critique : chaque personnage rencontré à un moment ou à un autre, chaque œuvre vue par le Cavalier ont été identifiés, et de nombreux commentaires viennent éclairer les péripéties du récit. En outre, la reproduction des dessins relatifs au Louvre ainsi qu’une chronologie complètent ce dispositif, qui rend plus accessible ce document essentiel pour l’histoire de l’art. Ainsi que le remarque Milovan Stanic : “Le Journal, qui fait défiler devant nos yeux la Cour et la Ville, les artistes et les curieux, les collections et les bâtiments remarquables de la capitale, peut aussi être lu comme une source exceptionnelle de renseignements sur la société de cour et ses rouages subtils, la grande politique et la politique artistique, les débats esthétiques, si importants à ce moment crucial pour la constitution d’une littérature artistique indépendante en France.” Il peut surtout être considéré comme le portrait intime d’un artiste de génie, saisi au travail sur deux projets majeurs : le Louvre et le buste de Louis XIV (conservé au château de Versailles), dont on suit la genèse au jour le jour. Ces deux faces de son activité parisienne se complètent idéalement, puisque, selon les termes du Bernin, le palais est “le portrait de l’âme du prince”.
L’hostilité de Colbert
Dessinateur agile, sculpteur virtuose, architecte tenté par la grandeur, l’artiste se révèle, au cours des discussions sur le Louvre, un fin connaisseur des techniques de construction, intraitable sur la qualité des matériaux. Conscient de l’hostilité de Colbert, chargé en tant que surintendant des Bâtiments de superviser le chantier, il répond sans faillir à toutes ses remarques, travaillant dur pour proposer au plus vite des solutions alternatives. De toute façon, ses critiques acerbes sur l’architecture et les artistes français, qui alimentent une cabale dont Chantelou recueille les échos assourdis, aura raison de son projet. Vers la fin de son séjour, la patience du Bernin semble atteindre ses limites. Se sentant insulté par les réflexions de Perrault, il le prend violemment à partie, et, un peu plus tard, livre son opinion peu amène sur Colbert, qualifié de “vrai couillon”. En revanche transparaît dans ses conversations, mais aussi dans sa correspondance privée, une sincère admiration pour le souverain, qui le lui rend bien.
À côté de l’artiste, le Journal dévoile un homme affable et volubile, qui ne manque pas une occasion de conter une anecdote sur un confrère célèbre, de rappeler quelque conversation avec le pape Urbain VIII ou la reine Christine, ou encore d’avancer quelque réflexion sur son art. Le jugement qu’il porte sur les collections visitées aide à cerner ses conceptions théoriques. Ainsi, son admiration pour Poussin, rappelée à plusieurs reprises, invite une fois de plus à reconsidérer de trop commodes oppositions entre des artistes que tout unit : de l’amour de l’antique et de Raphaël au rejet d’un réel jugé vulgaire. “Vous m’avez causé aujourd’hui un grand déplaisir en me montrant la vertu d’un homme qui me fait connaître que je ne sais rien”, déclare Bernin après avoir longuement contemplé les Sept Sacrements de Poussin, dans la collection de Chantelou. Face au talent de ses pairs, il savait aussi se faire humble.
- Paul Fréart de Chantelou, Journal de voyage du Cavalier Bernin en France, édition de Milovan Stanic, Macula/L’Insulaire, 2001, 457 p., 49 ill., 200 F. ISBN 2-86589-066-X.
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Bernin, un Italien à Paris
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°130 du 29 juin 2001, avec le titre suivant : Bernin, un Italien à Paris