Enquête historique, fiction contemporaine, analyses esthétiques et digressions psychanalytiques, l’essai de Bernard Teyssèdre est un objet littéraire non identifié à la gloire du tableau de Courbet et du beau sexe.
Cet essai est-il un roman, ce Roman de l’Origine est-il un essai ? Philosophe, écrivain, traducteur de Panofsky, historien et critique d’art, Bernard Teyssèdre a composé un livre étrange qui a pour protagoniste L’Origine du Monde de Courbet. On se souvient qu’il fit l’an passé une entrée remarquée et controversée à Orsay ; il fait cet automne l’objet d’une exposition-dossier dans le même musée. Comme il se doit, l’auteur commence par se métamorphoser en détective pour tenter d’élucider les conditions dans lesquelles le tableau fut peint et pour qui. Khalil-Bey, diplomate turc, en souffla-t-il l’idée au peintre, celui-ci l’offrit-il en prime pour l’achat des Dormeuses, avec un sens consommé de la stratégie ? Du baron hongrois Hatvany, entre quelles mains passa-t-il avant de finir dans celles, avisées, de Jacques Lacan ?
Les réponses sont malaisées et, plutôt que d’en privilégier une comme le ferait un simple commissaire, Teyssèdre multiplie les hypothèses pour mieux approcher la dimension morale et esthétique de l’affaire. Faisant parler Courbet sans précautions, il lance ainsi : "L’Origine du Monde, c’est l’Olympia de Manet fécondée par le Christ mort de Mantegna". La question du titre, dont on ne connaît pas l’auteur, est également source de spéculations aussi périlleuses que stimulantes. Les analyses prêtées successivement aux nazis et aux Soviétiques – qui, en 1945, auraient eu à statuer sur son sort – donnent encore l’occasion de cerner la teneur subversive et métaphysique de l’œuvre de Courbet.
Des fils psychanalytiques
Quand elle parvient enfin dans la propriété de Guitrancourt où Lacan et Sylvia Bataille passent leurs week-ends, Teyssèdre tresse avec une désinvolture amusée des fils psychanalytiques. Il attribue au tableau, désormais dissimulé par une peinture d’André Masson, un rôle de premier plan dans l’élaboration des théories lacaniennes. En 1964, Lacan tient séminaire sur la relation entre le regard et le tableau : entre les lignes, l’auteur perçoit l’écho de L’Origine qui nourrit la pensée du Maître. Qu’en est-il de l’appétit de l’œil, que voit-on quand on regarde ? Le ventre offert par Courbet au monde questionne sans relâche.
Mais qu’en est-il aujourd’hui, quand le tableau est offert en pâture à la curiosité plutôt qu’au regard ? "Maintenant que la voici ‘protégée’ par un verre épais, cette peinture, personne ne la verra plus. Son verre est tout à fait transparent […] mais qu’y faire, il est là, ce verre, il fait écran. […] Le tableau est derrière, et là-derrière il n’a plus de présence. […] Maintenant que tout le monde peut le voir, personne, absolument, ne le verra plus." À la fois leste et sombre, ce Roman de l’Origine interroge sans complaisance l’économie contemporaine du regard.
Bernard Teyssedre, Le roman de l’Origine, éditions Gallimard, collection "L’Infini", 464 p., 160 F.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Bernard Teyssedre, Le roman de l’Origine
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €"Autour d’un chef-d’œuvre de Courbet", jusqu’au 5 janvier, Musée Orsay
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°30 du 1 novembre 1996, avec le titre suivant : Bernard Teyssedre, <em>Le roman de l’Origine</em>