Dans « L’Art de l’enquête », l’universitaire fait se croiser arts et sciences sociales, ancrant sa réflexion dans les pratiques.
Au fil de ses publications, Aline Caillet, qui enseigne à l’université Paris-I (Panthéon-Sorbonne), mène un travail où l’histoire des idées et des formes de pensée dans les sciences humaines se nourrit d’œuvres contemporaines de plasticiens, d’écrivains, mutuellement vivifiées. Elle explore ainsi l’un des modes de production du savoir dans les arts d’aujourd’hui, que traverse la pratique de l’enquête.
L’Art de l’enquête poursuit en effet cette réflexion sur les conditions de possibilité de la « critique artiste » aujourd’hui, mise à mal dans un monde hégémonique où toute représentation « dissidente » ou « alternative » se voit inexorablement digérée par l’appareil de production capitaliste. C’est pourquoi je me suis penchée sur les pratiques artistiques elles-mêmes – et non sur les formes ou les discours –, pour analyser la manière dont certains artistes se positionnent dans un monde contemporain qui ne connaît ni centre ni périphérie et où les champs économique, social, politique ou artistique sont en interaction permanente. Dans L’Art de l’enquête, il est plus spécifiquement question des relations entre l’art et les sciences sociales, de la sociologie à l’anthropologie, de la géographie aux formes actuelles de la recherche en histoire, au travers de l’analyse d’une pratique qui leur est commune, l’enquête.
Le tournant documentaire dans l’art renvoie à un moment historique et théorique indissociable identifié par Hal Foster au travers l’expression de « retour du réel ». Il se double, cette fois sur le plan des processus et des formes, d’un tournant dans l’art documentaire, lequel s’ouvre à de nouveaux médiums et usages du document et plus généralement à de nouvelles manières de s’emparer du réel fondées, non sur la représentation directe, mais sur un processus de construction négociée. C’est cette dimension, très sensible aujourd’hui dans les arts visuels, que j’ai théorisée sous l’expression de « dispositif critique », qui s’applique tout aussi bien à des objets filmiques comme ceux de Filipa César, Clément Cogitore, Raphaël Grisey ou Till Roeskens qu’à des pratiques expérimentales plus hybrides comme celle du [collectif et groupe de recherche multidisciplinaire] Forensic Architecture. Ces œuvres dessinent les contours de ce que pourrait être une esthétique critique en interrogeant et problématisant le réel plutôt qu’en en offrant une image mimétique.
Les pratiques artistiques qui relèvent de ce que j’appelle un art de l’enquête prolifèrent en effet au-delà des seules formes documentaires et ne fabriquent pas nécessairement du savoir. C’est pourquoi il m’a semblé plus pertinent de les appréhender depuis les modèles épistémologiques qui sous-tendent les méthodes et protocoles mis en œuvre par les artistes. On découvre ainsi que le modèle criminalistique – sur lequel on rabat souvent l’enquête –, hante plus nos imaginaires qu’il ne renvoie à une modalité effective. C’est un modèle rétrospectif (on cherche à élucider une énigme en remontant le temps) quand nombre d’enquêtes sont plutôt prospectives et cherchent à résoudre un problème pour l’avenir en proposant des éclairages sur des réalités ignorées ou que l’on ne veut pas voir. Tout l’intérêt est alors d’identifier comment, à partir d’une proposition artistique, elles produisent non pas seulement de la connaissance mais d’autres formes de savoirs, enchâssées dans l’expérience singulière à leur origine. L’enquête puise alors ces sources dans le pragmatisme et la théorie critique. Elle se situe aux confins de l’art, du journalisme d’investigation et des sciences sociales et alimente le débat public.
L’enquête artistique, par définition, opère des décloisonnements puisqu’elle emprunte des méthodes et des protocoles façonnés par les sciences sociales, et ce d’autant plus qu’elle s’en affranchit, parfois de façon désinvolte, tout comme d’ailleurs les philosophes que vous citez, dont les méthodes ont été jugées peu orthodoxes. Je pense que le monde académique – comme le monde de l’art – a tout à gagner à se laisser approcher (et déranger) par des pratiques étrangères à leur ethos. L’enjeu se situe bien au-delà d’une « interdisciplinarité » qui n’est qu’un autre nom pour renvoyer aux spécialités et hiérarchies disciplinaires : il s’agit tout au contraire de naviguer en eaux troubles, de plonger dans un monde social bigarré et rétif à toute modélisation ou généralisation. L’attention aux œuvres d’art est ainsi un moyen privilégié pour rendre compte de la puissance de la singularité dans un monde complexe, là où les démarches et recherches scientifiques peinent à engager un rapport actif et producteur.
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Aline Caillet : « Il s’agit de plonger dans un monde rétif à toute modélisation »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°531 du 18 octobre 2019, avec le titre suivant : Aline Caillet, maîtresse de conférences en esthétique et philosophie de l’art à Paris-I : « Il s’agit de plonger dans un monde rétif À toute modélisation »