Vendue 3,6 millions d’euros à l’hôtel Drouot en juin dernier, une amphore espagnole du XIVe siècle est aujourd’hui au centre de nombreuses interrogations. Exemplaire unique ou copie du XIXe siècle ? Les experts n’ont pas encore tranché.
PARIS - Les amphores connues sous le nom de “vases de l’Alhambra” comptent parmi les sommets de la production artistique islamique de l’Espagne nasride du XIVe siècle. Elles auraient été fabriquées à Malaga, et certaines étaient destinées à l’exportation. Si les avis restent partagés quant à leur fonction (était-elles purement décoratives ou était-ce des récipients à eau, vin ou huile ?), leur beauté et la maestria de leur exécution technique (elles mesurent toutes plus de 120 cm de haut) en font des pièces uniques dans la famille des céramiques espagnoles. D’autant que seule une dizaine d’exemplaires de ces merveilles est connue aujourd’hui. Toutes sont dans des musées – Stockholm, Grenade (deux pièces), Washington, Madrid (trois pièces), Saint-Pétersbourg, Palerme, Berlin. Si ces vases se différencient les uns des autres par leur forme et leur décoration, ils partagent des caractéristiques notables : les motifs qui les ornent sont peints, tandis que des exemplaires plus tardifs mettent en évidence l’utilisation d’une peinture bleu cobalt typique qui s’ajoute au décor de lustre doré.
L’apparition inattendue sur le marché de l’art, à Paris, l’été dernier, d’un autre vase de ce type s’avérait donc d’un grand intérêt. La provenance affichée était une vieille collection marseillaise ainsi que l’ancienne collection Stora et Heilbronner, référence probable aux célèbres marchands du même nom (notons que M. Heilbronner possédait un autre vase de l’Alhambra, disparu dans un incendie dans les années 1930). Selon le descriptif de la vente, un certificat de datation par thermoluminescence serait remis à l’acheteur. Proposé à la vente par les commissaires-priseurs Rieunier-Bailly-Pommery avec une expertise de Mme Kevorkian, le vase s’est vendu chez Drouot-Richelieu le 17 juin au prix exceptionnel de 3,6 millions d’euros. Drouot a annoncé ce résultat comme un nouveau record mondial aux enchères pour une pièce de porcelaine, qu’elle soit européenne ou islamique. Pourtant, chercheurs et experts se sont montrés sceptiques et, aujourd’hui, la discussion n’est toujours pas close.
L’exemplaire vendu par Drouot ne ressemble en effet pas aux autres pièces répertoriées. Sa décoration est en relief et ses couleurs (brun-rouge et gris-bleu) ne correspondent pas à celles des autres amphores. Sa forme est également surprenante puisqu’elle présente un long col élancé caractéristique des vases généralement datés des années du milieu de la production, mais on ne retrouve ses anses étirées que sur un seul autre exemplaire (aujourd’hui perdu), habituellement daté de la fin de la série. Enfin, la plupart des amphores portent des inscriptions en kufique ou en nashi. Selon Manuel Casamar, expert auprès du ministère de la Culture espagnol, l’inscription sur le vase de Drouot n’appartient à aucune graphie connue. Il s’agirait plutôt de la copie d’une célèbre inscription figurant dans une salle de l’Alhambra et reproduite dans le catalogue de vente de l’artiste et collectionneur Mariano Fortuny. Ce dernier fut l’un des grands artisans du regain d’intérêt pour la terre cuite émaillée espagnole au XIXe siècle, mais aussi le propriétaire du vase de l’Alhambra aujourd’hui conservé à l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg.
Plus inquiétant, de nombreux points communs rattachent la pièce à plusieurs autres proposées aux enchères, “principalement en France”, et aujourd’hui toutes déclassées. Toujours selon Manuel Casamar, ces pièces comprennent un vase vendu par Ader, Picard et Tajan en 1976, décoré de bandeaux d’arabesques bleues en relief, ainsi qu’un autre vase vendu par Me Rheims en 1965, en relief également bleu et vert sur fond blanc-gris. Par ailleurs, Manuel Casamar se souvient d’un étrange bassin ayant appartenu à la collection du comte Welczek de Vienne, décrit comme une “céramique de Séville, imitation du style arabe”, et dont la photographie montre une décoration extrêmement proche de celle que l’on retrouve sur le vase vendu cet été. Le regain d’intérêt considérable pour la céramique hispano-mauresque à la fin du XIXe siècle en Espagne a vraisemblablement encouragé la fabrication de nombreux faux et imitations. Bien sûr, rien ne prouve pour l’instant que le vase de Drouot entre dans cette catégorie, et la pièce est actuellement étudiée par les experts des musées à Paris. L’acheteur, qui serait un dirigeant du Moyen-Orient, ne s’est pas encore prononcé.
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Un record trop rapide ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°159 du 22 novembre 2002, avec le titre suivant : Un record trop rapide ?