Dans un milieu très concurrentiel, certains opérateurs de ventes français font valoir leur expertise pour une catégorie d’objets ou une période historique déterminées. Une étiquette qui offre le gage de l’authenticité, mais aussi bien d’autres avantages.
Dans le paysage des maisons de ventes françaises, toutes n’ont pas la même stratégie. Certaines restent volontairement généralistes, organisant des vacations dans toutes les spécialités, tels les OVV Beaussant-Lefèvre et Baron Ribeyre tandis que d’autres – une poignée –sont spécialisées dans un seul domaine de compétence, comme Alde à Paris, qui se définit comme la première maison française exclusivement consacrée à la vente aux enchères de livres et autographes. Son fondateur, le commissaire-priseur Jérôme Delcamp, n’a pas hésité à se spécialiser dès sa création il y a onze ans : « Il existait des maisons spécialisées dans le livre aux États-Unis, en Allemagne et en Angleterre, mais pas en France, pourtant le pays du livre, donc cela m’a paru naturel de me lancer dans ce projet. » D’autres opérateurs possèdent le même profil, comme Vichy Enchères, dans les instruments de musique ou Collectoys, dans le jouet ancien (Bourges).
Quant aux maisons de ventes qui ont clairement opté pour une discipline phare, sans toutefois renoncer aux autres, elles sont nombreuses : Piasa dont l’image est aujourd’hui principalement associée au design, Pescheteau-Badin à la céramique, Binoche et Giquello à l’art précolombien, Coutau-Bégarie à l’art russe, Fraysse à l’orfèvrerie, Artcurial aux voitures de collection…
À l’origine de cette spécialisation, c’est souvent le lieu d’exercice qui a été déterminant. « Amoureuse de l’Art nouveau, je me suis installée à Nancy. La ville en étant le berceau, il y a beaucoup d’objets et de demeures Art nouveau à meubler », raconte Sylvie Teitgen (AnticThermal), commissaire-priseur. La localisation de la maison de ventes Osenat à Fontainebleau a également joué dans la discipline à succès de l’enseigne : « dès mes débuts, je souhaitais organiser des ventes sur Napoléon et puis j’étais installé en face du château ! », lance Jean-Pierre Osenat, dont les ventes Empire et Napoléon représentent 20 à 30 % du chiffre d’affaires.
Le choix de la spécialité peut aussi avoir été dicté par la prédilection du dirigeant pour telle ou telle catégorie. Lors de son arrivée chez Piasa en 2013, son vice-président Frédéric Chambre a su imposer sa passion pour le design d’après-guerre devenu le département principal de la maison avec 65 % de parts. Hervé Poulain, lui, le commissaire-priseur qui a rejoint Artcurial en 2003, a mis au service de la structure son amour des automobiles de collection, y développant activement ce département qui détient 32 % du chiffre d’affaires. Le hasard peut aussi bien faire les choses. C’est à la suite d’une succession il y a presque vingt-cinq ans que Patrice Biget, commissaire-priseur à Alençon, s’est rendu compte qu’il y avait un marché pour les objets liturgiques. « J’ai pris conscience qu’ils devaient être vendus à une clientèle ciblée donc j’ai constitué un fichier de paroisses et de prêtres. Aujourd’hui, les vendeurs viennent d’Allemagne ou d’Angleterre, car ils savent que nous vendons mieux qu’ailleurs ce genre d’objets. »
Mais dans bien des cas, c’est une rencontre entre un marteau et un expert qui a été l’élément moteur, à l’instar de Me Jean-Claude Binoche (OVV Binoche & Giquello) et Jacques Blazy pour l’art précolombien à la fin des années 1990. « La relation qui se noue avec l’expert permet d’obtenir une grande expérience technique et un réseau, ce qui au fond est le plus important », observe Alexandre Giquello.
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, une partie de la profession prend conscience de la nécessité de valoriser une discipline parmi d’autres, comme à l’époque l’OVV Ader Picard Tajan avec les tableaux modernes ou Millon avec l’Art déco et le cabinet d’expertise Camard. Puis, peu à peu, les vendeurs ont aussi imposé ce système. « Désormais, un critère est rentré dans les mœurs : un client qui vient avec un objet d’art d’Asie demande systématiquement quand a lieu la prochaine vente d’arts asiatiques. Il m’est arrivé de perdre une affaire parce que je n’avais pas la vente que désirait le client », rapporte Alexandre Giquello. Par ailleurs, le métier a considérablement évolué. « Le commissaire-priseur traditionnel a presque totalement disparu. Avant, c’était au hasard des successions, mais désormais, il faut aller au-devant des collectionneurs », constate Frédéric Chambre. Trouver le bon positionnement est primordial.
Avoir su développer une expertise plus poussée dans un domaine, c’est aussi l’assurance d’une notoriété. « C’est une étiquette. Notre nom est associé à notre spécialité. Les clients viennent nous voir pour notre spécialisation en céramique ancienne, puisque nous sommes une des rares maisons à s’y consacrer », explique Brice Pescheteau-Badin qui organise cinq à huit ventes par an dans cette discipline, soit 15 à 30 % de son produit de ventes. « Des collections nous arrivent du monde entier sans savoir si nous sommes à Fontainebleau, Paris ou Toronto. Nous sommes devenus une marque et on nous identifie comme étant le spécialiste de l’Empire », confirme Jean-Pierre Osenat. Organiser des ventes spécialisées permet d’avoir un carnet d’adresses en or. « Si on nous confie une décoration de l’empereur, nous sommes capables de dire quelles sont les trente personnes dans le monde susceptibles de l’acheter », ajoute le commissaire-priseur. Être spécialisé, c’est aussi avoir une connaissance plus intime que les généralistes, savoir quels collectionneurs solliciter pour les inciter à vendre telle ou telle pièce, attirer de nouveaux amateurs et mettre en confiance le vendeur qui espère que ses biens y seront mieux valorisés. Aussi, entre l’habitude d’une spécialité et la maîtrise parfaite des procédures spécifiques qui peuvent en découler, une documentation fournie sur le sujet et le carnet d’adresses, « 80 % du travail est fait », avance un acteur du marché. Sans compter les retombées médiatiques pour un domaine atypique comme la vente de reliques ou de masques Hopi dont la maison Eve s’est fait une spécialité.
Être reconnu dans un domaine permet-il de mieux vendre les objets ? « Certes. Les objets d’une même thématique peuvent se vendre au moins 50 % plus cher », répond Sylvie Teitgen, si une pièce Art nouveau est incluse dans une vente généraliste, elle risque d’être noyée parmi les autres lots et on peut ainsi perdre jusqu’à 50 % des acheteurs. » Même constat pour Brice Pescheteau-Badin qui affirme qu’« un objet de moyenne gamme vendu entre 1 000 et 5 000 euros dans une vente spécialisée, fait moitié moins dans une vente généraliste ». Toutefois, cela ne se vérifie pas pour les chefs-d’œuvre qui eux, « se vendent bien dans n’importe quelle vente », précise Alexandre Giquello.
Pour les maisons de ventes dont la spécialité compte pour moitié ou plus dans leurs chiffres d’affaires, le risque peut être considérable si le marché s’effondre. Il faut alors se diriger vers un autre créneau. Mais de manière générale, capitaliser pour une discipline majoritaire est plutôt une sécurité. « Je suis persuadé aujourd’hui qu’avoir un domaine spécialisé au sein de la maison de ventes est l’avenir de notre métier », estime Brice Pescheteau-Badin, tandis qu’Alexandre Giquello met en garde : « il faut veiller à conserver le côté pluridisciplinaire de la profession et ne pas se laisser enfermer dans une image ». Coupler ventes spécialisées et quelques ventes généralistes apparaît être alors un bon compromis.
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Quand les maisons de ventes jouent la carte de la spécialité
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°494 du 2 février 2018, avec le titre suivant : Quand les maisons de ventes jouent la carte de la spécialité