Alors que les sculptures monumentales et réalisations vidéo ont longtemps été absorbées par les seules institutions, le marché s’est progressivement ouvert à ce genre de création. L’apparition récente de ces pièces dans le contexte des foires, notamment depuis deux ans dans la section Art Unlimited d’Art Basel, témoigne des nouvelles logiques de fonctionnement de certaines galeries qui, de vitrines marchandes, sont passées au rang de productrices. Ce nouvel impératif présente néanmoins des effets pervers, fragilisant les galeries qui ne disposent pas d’une surface financière suffisante pour assurer de telles prestations. Une surenchère dans l’utilisation des nouveaux outils comme autant de gadgets est aussi à craindre.
PARIS - Comme le souligne le dernier rapport commandé par le ministère de la Culture sur Les Galeries d’art contemporain en France, les évolutions esthétiques « font glisser le marché de l’art d’une économie patrimoniale dont le but est de vendre des objets susceptibles d’être des réserves de valeur, à une économie de service de représentation, assimilable à l’économie du spectacle vivant ».
La logique de sélection d’œuvres dans l’atelier d’un artiste, pour confortable qu’elle soit, semble aujourd’hui caduque. Le coût de production des nouvelles créations est tel que les plasticiens exigent de plus en plus une implication forte des galeries. Afin d’éviter un éventuel débauchage de ses artistes, la galerie intervient en amont de son rôle traditionnel d’intermédiaire en développant de nouvelles méthodes de travail. L’activité de production n’est certes pas nouvelle. Certaines galeries, comme Maeght ou Lelong en France, proposent depuis de nombreuses années des structures d’édition. Longtemps périphérique, la production est devenue un des enjeux majeurs des galeries. Dès les années 1960, la Ace Gallery, qui dispose aujourd’hui de deux espaces monumentaux à New York et à Los Angeles, fut l’une des premières à s’engager dans le processus de création, en produisant les sculptures de Richard Serra, Bruce Nauman, Donald Judd et Robert Morris. « Je suis un peu un artisan au service des artistes. J’aime comprendre comment fonctionnent les matériaux. C’est très stimulant de faire partie du processus de création. L’activité de production est une activité quotidienne », déclare Douglas Christmas, son directeur. La galerie Arndt & Partner, de Berlin, qui a récemment produit la dernière pièce de Thomas Hirschhorn, La Maison commune, exposée en ce moment à Lyon, confirme cette implication qui ne peut être que continue. « La production fait partie de tout le processus d’exposition. Nous avons une exposition tous les deux mois et nous sommes obligés de produire des œuvres nouvelles à chaque fois », souligne sa directrice Julie Burchargi.
La production donne des lettres de noblesse aux jeunes galeries
Roger Pailhas, installé à Marseille, est l’un des tout premiers galeristes français à avoir pris la mesure de ce tournant : « En 1982-1983, les artistes que je commençais à exposer créaient un grand nombre d’installations. Je leur ai proposé de produire leurs pièces puisque je voulais les meilleures. Pour compenser l’éloignement de la province, il fallait proposer un ‘plus’ par rapport aux galeries de la capitale », rappelle celui qui produisit en tout premier La Cabane éclatée n° 2 de Daniel Buren, financée grâce à l’entreprise de menuiserie du galeriste. En écho à Roger Pailhas, Emmanuel Perrotin reconnaît que la production donne des « lettres de noblesse » à sa jeune galerie parisienne. Jérôme de Noirmont, qui finance depuis deux ans trois grands projets de production, renchérit avec pragmatisme : « Une galerie qui demande une exclusivité sur un territoire doit s’engager. En tant que galerie française, si l’on veut se faire une petite place internationale, il faut mettre la main à la pâte. Cela permet de ne pas être uniquement des satellites des grandes galeries. »
Les modalités de production, qui relèvent à la fois du conseil, du suivi et du démarchage peuvent varier d’une galerie à une autre. La majorité des galeries produisent les éditions au fur et à mesure, la vente d’un exemplaire permettant souvent de financer le suivant. À l’inverse, Emmanuel Perrotin privilégie l’économie d’échelle en éditant en une seule fois plusieurs exemplaires d’une même pièce. Cette méthode fut notamment appliquée à l’autruche de Maurizio Cattelan, les quatre exemplaires ayant été édités en une seule fois afin de négocier des tarifs dégressifs. Les marchands préfèrent souvent financer individuellement l’intégralité de leurs projets. Les coproductions entre galeries risquent en effet de ralentir les procédures de fabrication, en multipliant les interlocuteurs, et compliquer la donne en matière de priorité de diffusion. Ainsi, Jérôme de Noirmont a financé l’un des premiers films de Shirin Neshat, Rapture, Barbara Gladstone se chargeant, pour sa part, indépendamment des autres projets. Emmanuel Perrotin envisage toutefois de produire certaines œuvres de Takashi Murakami avec Marianne Boesky, galerie new-yorkaise de l’artiste. « Pour les éditions, je serai propriétaire de deux exemplaires sur trois en tant que responsable du projet », explique le jeune galeriste. La galerie zurichoise Hauser & Wirth & Presenhuber accepte volontiers les coproductions avec ses confrères lorsque les œuvres sont exposées dans des institutions. Elle a ainsi coédité deux sculptures de Jason Rhoades, Costner Complex et Perfect World, avec le marchand David Zwirner. De même, elle envisage le financement prochain d’un film de Paul McCarthy avec la galerie Luhring Augustine, représentante new-yorkaise de l’artiste. « 95 % des œuvres que nous produisons, avec ou sans le partenariat des autres galeries, sont destinées à être exposées dans des musées et non en galerie », souligne Iwan Wirth.
« Split Rocker » est une production Jérôme de Noirmont
La pièce pharaonique de Jeff Koons, Split Rocker, produite par la galerie Jérôme de Noirmont, a nécessité deux années avant son aboutissement et la négociation avec 350 interlocuteurs. Achetée par François Pinault, elle est destinée à sa fondation sur l’île Seguin. « Il s’agit de la plus grosse production jamais entreprise en France. Lorsque nous en avons décidé le projet, il ne s’agissait pas d’une pièce facile à vendre. Lorsqu’elle a été montrée à Avignon, la cote de Jeff Koons avait déjà explosé. La demande pour ce genre de création s’est notablement accrue de la part des collectionneurs privés. L’idée de placer une œuvre d’art dans son jardin s’est imposée depuis cinq à six ans alors qu’avant seules les institutions s’y intéressaient », explique le galeriste. Bien que le marché soit plus perméable à ces créations monumentales, peu de collectionneurs privés disposent d’espace suffisant pour déployer de telles œuvres. La galerie Arndt & Partner reconnaît que seuls 5 % des ventes d’œuvres volumineuses s’effectuent avec les particuliers. Yvon Lambert, qui compte créer prochainement une société de production de films d’artistes avec son assistant Olivier Belot, souligne un besoin croissant des plasticiens, tout en concédant l’absence d’une demande affirmée de la part des collectionneurs privés.
Jérôme de Noirmont avoue que, bien que la part prise par la production dans ses activités ait notablement augmenté depuis deux ans, les bénéfices ne sont pas toujours à la hauteur des investissements. Ainsi la sculpture de David Mach, Spaceman, a coûté 450 000 francs alors qu’elle n’a été vendue que 800 000 francs. « Les efforts sont énormes et il faut être patient. C’est toujours plus long et plus risqué que l’activité traditionnelle », affirme le galeriste. La production insuffle aux galeries l’idée du succès différé, notion qui, prévalant au début du siècle, a été éclipsée par l’accélération des changements de modes. « Produire des œuvres difficiles n’est valable que si l’on peut aussi avoir accès aux œuvres faciles », conclut Emmanuel Perrotin.
Cette nouvelle logistique amène toutefois quelques réserves et modifie sans aucun doute les relations entre artiste et galeristes. Il est fréquemment reproché aux galeristes de favoriser une surenchère dans l’exceptionnel afin d’accroître leur visibilité sur la scène artistique. « On me reprochait d’influencer l’œuvre des artistes », ironise Emmanuel Perrotin. « En dehors du risque financier, on prend le risque de décevoir l’artiste. On est parfois amené à presser un artiste et mettre en péril sa relation avec lui. Il y a aussi à l’inverse des artistes qui se reposent trop sur nous », reconnaît-il. Ces nouvelles prestations ne risquent-elles pas aussi de conduire les artistes à exiger systématiquement un grand travail de production, parfois injustifié. Roger Pailhas estime avec réserve qu’ »il s’agit d’outils à ne pas mettre entre toutes les mains ». Iwan Wirth pense quant à lui que le monde de l’art est en train de s’assagir et que les grands projets irréfléchis sont en perte de vitesse.
Malgré quelques coups de projecteur, ce genre d’activité demeure confidentiel. « Les galeries n’ont jamais affirmé que ce moment de production était important. S’il n’y a pas d’évolution, je pense que d’autres structures prendront leur relais », soutient l’artiste Fabrice Hybert, qui a créé sa propre unité de production.
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Quand les galeristes deviennent producteurs
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°137 du 23 novembre 2001, avec le titre suivant : Quand les galeristes deviennent producteurs