Sous l’impulsion de nouvelles générations de collectionneurs, le marché de la photographie est devenu volatil et imprévisible. Ni l’époque, ni le photographe ne laissent augurer de certains records dignes de l’art contemporain.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, rien n’est simple en photographie. Et encore plus aujourd’hui qu’hier, tant le médium multiplie plus que jamais les pratiques et les usages jusqu’à brouiller les repères, les distinctions entre photographie et image, photographe et artiste. La cartographie des marchands, galeristes, collectionneurs ou acheteurs de photographie elle-même s’est complexifiée au fur et à mesure qu’elle s’est élargie aux acteurs de l’art contemporain. « Ces vingt dernières années ont profondément bouleversé le marché de la photographie, notamment en termes de poids économique », note Artprice en février 2017. « Le produit des ventes aux enchères est ainsi passé en Occident de 16 millions de dollars pour un peu plus de 3 000 clichés cédés aux enchères à environ 130 millions de dollars en 2016. » Et Artprice d’estimer que « si la photographie représente 2 % du produit de ventes mondiales fine art, soit une part congrue, elle n’est pas moins un marché dynamique porté par l’appétence de collectionneurs d’art contemporain ».
Tout dépend néanmoins de l’époque et du genre auxquels on fait référence et ce que l’on prend en compte. L’activité en galerie ou entre marchands n’est pas de fait intégrée dans ce type d’étude. Or comme Simone Klein, ex-directrice du département photographie Europe de Sotheby’s, aujourd’hui consultante indépendante, le rappelle : « Un grand nombre de photographes échappe au marché secondaire. Et dans les ventes, les nouveaux noms sont rares. » Il ignore ainsi largement les mouvements autour de la photographie conceptuelle ou documentaire que l’on retrouve en galerie, dans les expositions ou les festivals. Autrement dit, une juste cartographie du marché actuel de la photographie convoque davantage les mutations profondes d’un genre à un autre que les chiffres. Elle connaît en effet un basculement vers une autre génération d’acheteurs, mais aussi de galeristes, d’historiens de la photo, de conservateurs et de responsables de département photo ou d’institutions de manière générale. Le MoMA rattrape son retard en achat de photographes sud-américains, la Tate Modern est référencée aujourd’hui pour sa très belle collection de photographes japonais contemporains et le S.M.A.K à Anvers programme désormais des auteurs comme Malick Sidibé, ce qui était inimaginable il y a peu. Inversement, les expositions de photographie du XIXe se font plus que rares, surtout en France, car trop peu attractives, dit-on. Ce qui n’est pas sans conséquence sur le renouvellement de ses amateurs et donc des prix.
Les grandes institutions anglo-saxonnes ou françaises, tels le Musée d’Orsay ou la BNF particulièrement bien dotés en ce domaine, n’achètent plus ou ne préemptent que ponctuellement. Le nombre de grands collectionneurs et de galeries spécialisées se tarit. Les pièces exceptionnelles tout autant. Kraus continue de montrer des photos de la vente André Jammes chez Sotheby’s à Londres. Vente qui avait vu en janvier 2000, La Grande Vague (1855) de Gustave Le Gray devenir un temps la photographie la plus chère du monde. L’albuminé d’après négatif de verre avait alors atteint aux enchères le record de 507 500 livres sterling (5 millions de francs à l’époque, 955 716 euros d’aujourd’hui). Les envolées de cette ampleur sont cependant rares. À l’instar des autres périodes de la photographie, le XIXe connaît de fortes amplitudes de prix selon le type de tirage, de 1 000 ou 2 000 euros à plusieurs centaines de milliers d’euros. Le Gray, Cameron, Atkins, Le Secq ou Charles Nègre ne trouvent pas le même écho auprès des nouvelles générations, pas plus qu’Atget ou la photographie de l’entre-deux-guerres, bien qu’il s’agisse de valeurs sûres ou du moins de périodes auxquelles s’intéressent de manière constante les institutions et la recherche.
« Cette période, liée aux différents mouvements (Dada, surréalisme, Nouvelle Vision… ), est une histoire de goût comme l’est le XIXe », précise Dominique Chenivesse de la Galerie Peyroulet & Cie. Ce qui les distingue « est la plus grande rareté des tirages de cette époque, contrairement à la photographie du XIXe liée à la photogravure », relève-t-elle. Les écarts de prix des vintages là encore sont importants. D’un million d’euros pour le tirage d’époque du Konditormeister (le Boucher, 1928) d’August Sander à 16 000 euros pour le Bauernknechte (ouvrier agricole, 1929) issue de la même série « Visages d’une époque », un niveau de prix équivalent à celui de tirages postérieurs.
Les vintages ou tirages modernes d’Alfred Stieglitz, autre représentant de la Straight photography, n’échappent pas à ces écarts, pas davantage Brassaï, Kertész, Dora Maar, Claude Cahun, Germaine Krull ou Hans Bellmer, Jean Painlevé et Raoul Ubac pour ne citer qu’eux. Man Ray, l’artiste le plus prisé de cette époque, peut même voir Portrait of Tearful Woman s’envoler en mai 2017 chez Christie’s à 2,2 millions de dollars – un record pour l’artiste –, tandis que deux de ses rayogrammes issus de la collection du MoMA ne trouvent pas preneur lors de la vente toujours chez Christies du 10 octobre dernier. Du moins à ce jour, puisque le 9 novembre est mis en vente à Paris le tirage iconique de Noire et Blanche de la collection Thomas Koerfer, évaluée par la maison de vente de François Pinault entre 1 million et 1,5 million d’euros.
Les pièces maîtresses de cette période sortent d’ailleurs de plus en plus des ventes photo, à l’instar des périodes plus contemporaines. « L’autoportrait de Mapplethorpe à la canne de 1988 cédé à 548 750 £ (frais inclus) lors de la vente Masterpieces of Design and Photography organisée par Christie’s durant Frieze, le 3 octobre dernier, n’aurait jamais atteint ce prix record dans une vente strictement photo », relève Matthieu Humery, consultant de la maison. « Montrer la photographie seulement dans un contexte photo, c’est la pénaliser, essouffler le marché. Il s’agit de s’ouvrir à d’autres acheteurs », dit-il. « Déghettoïser » la photographie est devenu le maître mot, que ce soit dans les maisons de ventes, galeries ou dans les musées et fondations. Les photographes eux-mêmes désirent être vus et considérés par d’autres milieux que le leur, voire sortir des genres dans lesquels on les range ou on les a rangés. La couleur n’est plus déconsidérée. On revisite des archives sous cet angle, d’Henri Lartigue, Doisneau à Depardon. Harry Gruyaert figure désormais parmi les grands maîtres après avoir été longtemps critiqué pour sa pratique de la couleur, y compris au sein de son agence Magnum. Il est vrai que l’exposition à la Maison européenne de la photographie et son entrée à la galerie anversoise Fifty One ont été déterminantes dans l’appréhension de son travail et la hausse du prix de ses tirages (5 000 euros en moyenne).
La question n’est plus de savoir si la photographie est un art ou non, ni la période à distinguer photographie plasticienne et documentaire, mais de trouver le canal et les personnes qui permettront de basculer l’œuvre sous une autre analyse, voire du même coup dans le marché de l’art contemporain. Andreas Gursky, Thomas Ruff et Thomas Struth, figures de l’école de Düsseldorf, ont ouvert la voie à l’instar de Cindy Sherman, dans le top des photographes les plus chers, ou de Jeff Wall, tous les cinq représentés par des galeries généralistes prestigieuses. Le cliché le plus cher de l’histoire de la photographie n’est cependant plus Rhein II d’Andreas Gursky (4,34 millions d’euros), mais Phantom de l’artiste australo-américain Peter Lik (5,2 millions d’euros). Ces records successifs sont néanmoins plus du ressort de la spéculation que de la valeur des œuvres. Reste que la visibilité donnée à tel ou tel photographe (toute époque et générations confondues par les galeristes, historiens, conservateurs, éditeurs, responsables d’institutions ou encore bourses ou prix) joue un rôle considérable dans la fixation des cotes. Depuis ses deux expositions à la Tate Modern et la Fondation Beyeler, celle de Wolfgang Tillmans, déjà élevée, connaît de belles envolées.
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Photographie, un marché en mutation
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Abonnez-vous dès 1 €Harry Gruyaert, Paris, 1985, impression pigmentaire, tirage postérieur, 53 x 80 cm. © Harry Gruyaert, courtesy gallery Fiftyone, Anvers, Belgique
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°488 du 3 novembre 2017, avec le titre suivant : Photographie, un marché en mutation