Précédant les rétrospectives muséales de Madrid, Londres et New York, la galerie
Tornabuoni, à Paris, rend hommage à l’artiste conceptuel Alighiero e Boetti.
PARIS - Il est rare d’avoir le souffle coupé en découvrant une exposition en galerie. Or, d’entrée de jeu, la rétrospective d’Alighiero e Boetti, organisée jusqu’au 5 juin par Tornabuoni à Paris, en jette plein la vue. Le regard est saisi par un spectaculaire Tutto, véritable magma de formes imbriquées les unes dans les autres, avant de rebondir sur la première broderie tissée en Afghanistan, les tout premiers camouflages Arte povera de 1967 et 1968, ou encore les dessins séminaux au stylo-bille. D’emblée, l’exposition offre un condensé du travail aussi varié que cohérent de ce créateur italien décédé prématurément en 1994, à la fois « artiste d’artiste » et populaire, énigmatique par ses jeux de piste et d’identité, mais aussi séduisant par son chromatisme bigarré. Comme l’indique l’historien de l’art Didier Semin, Boetti est un conceptuel chaud.
Un conceptuel qui, très tôt, avait défini avec précision son programme. La rétrospective révèle ainsi une série de vingt-quatre lettres envoyées d’Afghanistan en 1973. Tout son travail ultérieur se trouve déjà en germe dans ces missives très codées : la notion d’ordre et de désordre, les phrases cachées et ponctuées de virgules, ou l’obsession mathématique. Après sa rupture avec l’Arte povera, Boetti se pose une question, celle du rôle de l’artiste, de son identité, de la dichotomie entre la personne et le personnage, signifiée en 1971 par la conjonction « e » introduite entre son prénom et son nom. Même interrogation dans ses photomontages sur la gémellité ou encore dans le néologisme « ononimo », fusion des termes anonyme et homonyme.
Place au hasard
Ces préoccupations conduisent naturellement à la délégation du travail artistique. À son retour d’Afghanistan, où il commande ses broderies aux tisserands locaux, l’artiste fait réaliser par des tiers des dessins au stylo-bille. Dans l’exposition, on retrouve deux spécimens de la série Mettere al mondo il mondo, une tentative d’accouchement du monde. Pour cette genèse, le créateur fait appel à un homme et une femme, lesquels dessinent chacun une partie du diptyque. La différence est nette entre le geste masculin, mécanique, et celui féminin, fin et ondoyant. Les ridules et les vagues de ces dessins ne sont pas sans rappeler les stries des broderies.
Entre ces deux corpus, un autre dénominateur se fait jour : le temps, celui dilaté de la patience, celui aussi de l’Histoire. Les Mappa tissées de Boetti ne sont pas des représentations géographiques mais géopolitiques, planisphères évoluant au rythme des guerres et des nouvelles frontières.
Bien qu’il crée à chaque fois un système, Boetti n’en est jamais prisonnier. Le contrôle n’exclut pas le hasard. On retrouve, au cours de l’exposition, une Mappa sans bordure, doublement datée 1979 et 1985. La première correspond à l’année où l’œuvre a été brodée, et la seconde, à la date à laquelle Boetti a pu repartir en Afghanistan pour récupérer la pièce après l’invasion russe. La famille de brodeurs avait dû fuir précipitamment Kaboul pour Peshawar, sans avoir eu le temps d’ajouter le pourtour habituel de la broderie. De même, on retrouve, au sous-sol de la galerie, une Mappa dont la mer est verte, les brodeurs ayant manqué de fil bleu pour représenter l’eau. Pour Boetti, ces incidents ou entorses font partie à la fois de l’histoire et de la temporalité des œuvres.
Après cette copieuse mise en bouche offerte par Tornabuoni, les amateurs pourront continuer leur plongée dans l’œuvre complexe de Boetti lors de l’exposition itinérante organisée par le Museo Reina Sofia à Madrid, la Tate à Londres, et le Museum of Modern Art (MoMA) à New York. Une fois n’est pas coutume, une exposition en galerie aura précédé le travail de revalorisation institutionnelle.
ALIGHIERO E BOETTI, jusqu’au 5 juin, Galerie Tornabuoni, 16, avenue Matignon, 75008 Paris, tél. 01 53 53 51 51, www.tornabuoniart.fr, du lundi au samedi 10h30-13h et 14h-18h30
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Magistral Boetti
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°323 du 16 avril 2010, avec le titre suivant : Magistral Boetti