En tranchant récemment deux contentieux, la Cour de cassation et la Cour d’appel de Paris ont attiré l’attention sur les usages singuliers qui s’étaient développés pendant la spéculation de la fin des années quatre-vingt. Pendant ces années d’euphorie, la confusion des genres régnait. On ne savait plus qui était qui, qui faisait quoi, ce que l’on vendait, ce que cela valait et ce que l’on garantissait. Au lendemain de la fête, ce sont les juges qui sont chargés de dénouer l’écheveau des transactions. Deux affaires récemment jugées illustrent rétrospectivement cette situation.
PARIS - La première procédure a mis en présence le vendeur d’un tableau, un (en fait, une) commissaire-priseur et un expert. Elle s’était nouée dans les murs du Crédit municipal de Paris, qui avait consenti, en mars 1990, un prêt de 2 700 000 francs sur une œuvre de Fautrier estimée 4,5 à 5 millions par l’expert. Suivant l’usage, le tableau était nanti au profit du prêteur et accompagné d’un ordre irrévocable de vente donné au commissaire-priseur. Montage classique. Un peu moins classique était la stipulation du contrat prévoyant que le commissaire-priseur garantissait l’authenticité et l’estimation de l’œuvre. Beaucoup moins classique était le fait qu’à titre personnel, le commissaire–priseur cautionnait le prêt accordé au vendeur.
Un an plus tard, la crise survenue, le tableau fut vendu 1 200 000 francs soit le quart de son estimation… Actionné par le Crédit municipal, l’emprunteur/vendeur s’était retourné contre le commissaire-priseur et l’expert pour demander indemnisation du préjudice subi du fait de ce qu’il considérait comme une erreur de l’estimation garantie par le commissaire-priseur.
La demande du vendeur rejetée
Passons sur les méandres des arguments respectifs. En janvier 1994, la Cour d’appel de Paris déboutait le vendeur en relevant que le commissaire-priseur ayant pris l’avis d’un expert, rien ne pouvait lui être reproché ; quant à l’expert, "la détérioration du marché n’étant pas prévisible" et "compte tenu de l’aléa inhérent à la vente publique d’œuvres d’art, spécialement dans le domaine de l’art contemporain", aucune faute ne lui était imputable. Solution classique. Ce qui l’est moins, c’est que la cour d’appel ait également rejeté la demande du vendeur fondée sur l’existence d’un lien contractuel noué par le contrat de prêt dans lequel était intervenu le commissaire-priseur. Il est vrai que les clauses de garantie (en particulier d’estimation) du contrat étaient ambiguës et que la cour d’appel les a "souverainement" (ce qui a motivé la récente confirmation de sa décision par la Cour de cassation) interprétées comme ne jouant qu’au bénéfice du prêteur. Hélas, on ne connaît ni le début de l’affaire ni sa fin. Le vrai début, c’est ce qui a motivé le vendeur à emprunter et à vendre (besoin financier, spéculation…). La vraie fin, c’est comment le prêt a été remboursé et, le cas échéant, si le Crédit municipal a mis en jeu la caution personnelle donnée par le commissaire-priseur.
Conclusion : commissaires-priseurs et experts qui avez réalisé des opérations similaires avec les banquiers de la place, soyez soulagés, vous n’avez plus à craindre des vendeurs, sinon des banquiers.
La facture qui tue
Les déboires n’existent pas qu’en ventes publiques. La seconde affaire met aux prises des marchands/courtiers à propos d’une huile de Nicolas de Staël. Elle démontre le rythme quasi frénétique des transactions pendant la période spéculative. Pour simplifier la lecture, les protagonistes sont désignés par les lettres A, B, C, D.
Le 30 novembre 1989, achat par une galerie (B) à une autre (A) de l’œuvre certifiée par un expert comme une huile sur papier. Le 1er décembre 1989, revente par B à la galerie C, qui a juste le temps de la faire maroufler sur toile puis la réencadrer avant que B ne la lui rachète, le 31 décembre, pour la revendre, le 2 janvier 1990, à la galerie D, qu’elle facture le 6 janvier pour 450 000 F sous l’intitulé "œuvre de N. de Staël sur papier avec certificat". Fin du premier chapitre.
Peu de temps après, D signale qu’il ne s’agit pas d’une huile sur papier mais d’une encre sur papier, et fait des réserves. Le 6 mars 1990, l’expert écrit en reconnaissant son erreur ("pressé par le temps", il n’avait pas décadré l’œuvre qui était sous verre) et envoie un certificat rectifié. D présente alors l’œuvre aux ayants droit de l’artiste qui confirment son authenticité. Fort de ces garanties et de l’allant du marché, il met en vente l’œuvre pour un prix de 850 000 F. Fin du deuxième chapitre.
Près de trois ans plus tard, n’ayant pas trouvé preneur pour la pièce, D assigne B en nullité de vente. En mars 1994, le TGI de Paris rejette la demande de D en considérant qu’il s’agissait d’une erreur sur la valeur (qui n’est pas cause de nullité) et non sur une qualité substantielle de l’œuvre, l’authenticité en ayant été reconnue Compte tenu des circonstances, et de la circonspection dont font preuve les tribunaux pour accueillir les demandes en nullité des professionnels, la solution semble raisonnable. Fin du troisième chapitre.
Vente annulée
Mais en janvier 1996, la Cour d’appel de Paris réforme le jugement du TGI et donne raison à D. Dans son arrêt, elle analyse avec minutie le descriptif de l’œuvre. Elle souligne que le certificat mentionné dans la facture précise une "peinture à l’huile sur papier", et observe qu’un dessin à l’encre sur papier ne saurait être "considéré comme une peinture et encore moins comme une huile" et que l’erreur de l’acheteur était d’autant plus excusable que l’œuvre avait été marouflée sur toile. En conséquence, elle annule la vente. Au passage, elle sanctionne la négligence de l’expert en le condamnant à 20 000 francs de dommages-intérêts.
Ce qui n’est pas classique, c’est que la cour ait rejeté l’argument du vendeur soulignant que la demande d’annulation avait été introduite après un long délai, et après que l’acheteur eut tenté de vendre l’œuvre à un prix très élevé (850 000 francs), ce qui autorisait à penser que D s’était accommodé de l’erreur et n’y était revenu qu’à cause de l’effondrement du marché. Si en droit, le code civil (art. 1304) donne un délai d’action de cinq ans à partir de la découverte de l’erreur, il prévoit aussi l’acceptation de l’erreur par l’acheteur (art. 1338), et l’attitude de celui-ci pouvait être interprétée comme une confirmation de la vente. Ce n’est pas ce qu’a pensé la cour. Fin du quatrième chapitre.
Conclusion : marchands qui avez des stocks sur les bras, cherchez l’erreur et à vos plumes. Négociants qui trouvez encore des clients, si vous leur remettez un certificat d’expertise, évitez de le mentionner sur la facture.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le Fautrier de ma tante, « l’huile » de Nicolas de Staël
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°26 du 1 juin 1996, avec le titre suivant : Le Fautrier de ma tante, « l’huile » de Nicolas de Staël