Alors que le marché de la tapisserie ancienne voit, sauf œuvres exceptionnelles, ses prix baisser, celui de la tapisserie moderne tend à progresser.
Monde. À la fois objet d’art, élément de décoration et expression d’un statut social, la tapisserie, dont la technique est connue depuis l’Antiquité, prend son essor en Occident au XIVe siècle. Cet art décoratif, qui a su se renouveler au cours des siècles, connaît un véritable âge d’or au XVIIe siècle sous l’impulsion de Louis XIV avec la fondation des manufactures des Gobelins et de Beauvais, et reste en vogue jusqu’au XVIIIe. Dès le milieu du XIXe siècle, des amateurs constituent d’importantes collections de tentures anciennes, tandis qu’au XXe les plus grands artistes s’emparent de ce médium, lui donnant un nouvel élan.
Aujourd’hui, le marché de l’art tissé est en pleine mutation. Tandis que celui de la tapisserie ancienne, au plus haut dans les années 1990, chute depuis le début des années 2000, celui de la tapisserie moderne connaît le mouvement inverse. « Il y a eu un désintéressement total pour la tapisserie ancienne – sauf pour les pièces muséales – en raison des dimensions. Les clients ont préféré accrocher des tableaux, notamment contemporains, parce que c’est beaucoup plus simple », explique la galeriste Emmanuelle Hadjer (Galerie Hadjer, Paris). Le grand format est le principal frein : au-delà de 3 m de haut, difficile de trouver preneur. « Il faut à la fois le mur et le budget, ce qui complexifie l’achat », renchérit l’experte en tapisseries anciennes Nicole de Pazzis-Chevalier.
A contrario, la tapisserie moderne connaît un intérêt certain depuis une dizaine d’années. Aussi, pour rester dans la course, certains marchands ont dû s’adapter au marché. « Nous nous sommes alors tournés vers la tapisserie moderne, qui ressemble à un tableau moderne sans en être un, mais dont les dimensions sont moindres qu’une tapisserie ancienne », relate Emmanuelle Hadjer. Si la marchande conserve quelques pièces anciennes (20 %), elle a donc resserré son activité autour d’une quinzaine d’artistes modernes tels que Fernand Léger, Alexander Calder, Sonia Delaunay ou encore Le Corbusier.
Le marché de la tapisserie ancienne n’est pas mort, mais il obéit aux règles qui prévalent dans le marché des arts anciens. « Si la tapisserie est extraordinaire, rarissime, très tôt en époque (XIVe, XVe, XVIe siècles), et qu’une pièce de ce genre n’est pas apparue sur le marché depuis trente ans, il y a des clients – certes, très peu, précise Emmanuelle Hadjer. En revanche, tout ce qui est décoratif, sans référence, les sujets un peu légers, notamment du XVIIIe, comme Boucher, c’est terminé. » Les pièces « tôt en époque », à condition que la qualité soit là, font grimper les enchères : c’était le cas pour une tapisserie de Strasbourg intitulée Les Mois, datée vers 1450, adjugée 355 000 euros à Rennes en novembre 2022, sur une estimation haute de 90 000 euros.
La Haute Époque, période très prisée
Les tapisseries qui sont les plus recherchées actuellement sont celles remontant à la Haute Époque, particulièrement les « millefleurs » (fin XVe-1re moitié du XVIe), très rares sur le marché. Plus convoitées encore, celles agrémentées d’une licorne. En octobre 2020, une tapisserie millefleurs franco-flamande avec licorne et cerf, vers 1500, a atteint 930 000 dollars (791 000 €) chez Christie’s New York. Tout aussi rares, les tapisseries dites à « feuilles de choux » (ou aristoloches) suscitent le même engouement. « À cela s’ajoutent les tapisseries de même époque à sujets historiés (scènes champêtres et scènes de chasse) tissées dans des ateliers des Pays-Bas méridionaux (comme Tournai), ou même, plus rares encore, tissées à Paris », souligne Nicole de Pazzis-Chevalier.
À la différence des tissages anciens, régulièrement présents au sein des ventes classiques, les tapisseries modernes sont rares. « On peut attendre dix ans avant de voir passer en vente une tapisserie “Les Constructeurs”, de Léger », observe David Hadjer. Dans ce segment du marché, le nom importe beaucoup. « Trois artistes se démarquent : Picasso, Léger, Calder », poursuit le marchand. Quant aux prix, « ils montent progressivement mais sûrement. Les tapisseries de Calder, de Léger et de Sonia Delaunay ne font que progresser en ventes publiques », note Amélie-Margot Chevalier (Galerie Chevalier Parsua, Paris). Ainsi, Les Masques, 1971, de Calder, s’est vendue 302 400 dollars (261 000 €) chez Phillips New York en novembre 2021, alors qu’une pièce similaire s’était vendue moitié moins chère en 2018. « Quant à un artiste comme Dom Robert [1907-1997], sa cote est au beau fixe. » Un record mondial a même été enregistré pour Plein champ, 1970, tissée à Aubusson, partie à 110 400 euros chez Pousse-Cornet à Blois en mai 2022. « Jean Lurçat n’est pas encore reconnu à sa juste valeur mais les prix montent doucement. Et Mathieu Matégot est, selon moi, encore complètement sous-coté, comme d’autres artistes au nom moins prestigieux », estime la galeriste.
Les prix des tapisseries anciennes ont, eux, baissé de plus de 50 %. « Une simple “verdure” vaut 2 000-3 000 euros quand elle en valait 15 000 auparavant », rapporte l’expert Frank Kassapian. Aujourd’hui, pour une pièce de qualité, il faut compter entre 50 000 et 100 000 euros, avec une moyenne de 20 000 à 25 000 euros en ventes publiques. « Des tapisseries complètes peuvent même aller jusqu’à 500 000 euros, voire plus », indique Nicole de Pazzis-Chevalier. En décembre dernier, Chasses et voleries impériales de Maximilien Ier en forêt de Soignes, début XVIe, Tournai (plus de 10 m de long) a été vendue de gré à gré par Aguttes pour 1,2 million d’euros le matin même de la vacation. Son état impeccable, sa provenance (commandée par le souverain), son histoire… ont fait le prix. « Elle aurait même pu faire 5 ou 6 millions aux enchères si elle n’était pas classée au titre des monuments historiques (depuis 1942), l’empêchant de sortir du territoire », estime l’expert de la vente Frank Kassapian. On reste pourtant loin derrière une tapisserie d’Alighiero Boetti (Mappa, 1989) vendue 8,8 millions de dollars chez Sotheby’s New York en novembre 2022…
Attention aux constats d’état
La qualité, l’époque, l’origine, l’état, la provenance, le sujet, le décor, les dimensions, mais aussi la fraîcheur des couleurs sont les critères déterminants pour fixer le prix. En outre, « il faut regarder si les bordures sont coupées ou non, si le tissage est abîmé, très restauré », précise Frank Kassapian. Pour les tapisseries modernes, la provenance, la signature – bolduc signé ou non – et le numéro (elles sont réalisées en 6 exemplaires + 2 épreuves d’artiste) entrent en ligne de compte. « Parfois, certaines ne sont réalisées qu’en deux ou trois exemplaires, et là la valeur augmente considérablement », mentionne David Hadjer. Attention cependant aux mauvaises surprises, avec parfois des expertises approximatives sur les quatre points essentiels (atelier, époque, iconographie, état). « Les constats d’état peuvent être bâclés et les tapisseries qui passent en ventes publiques sont souvent en mauvais état ou modifiées. Seul un œil très avisé peut faire la différence », prévient Amélie-Margot Chevalier.
Pour ce marché, ancien ou moderne, la clientèle est à 80 % étrangère, notamment américaine, quand du côté des Européens les Belges et les Allemands dominent. Le profil des acheteurs diverge selon la spécialité. « Pour le moderne, les jeunes, parfois en dessous de 40 ans, prennent de la place dans le marché », observe David Hadjer. Si le cercle des collectionneurs de tapisseries anciennes s’est réduit dernièrement, il est à noter que, selon Nicole de Pazzis-Chevalier, « même dans les années 1990, ceux-ci se comptaient sur les doigts des deux mains au maximum ». Mais l’aventure tissée n’a pas dit son dernier mot.
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La tapisserie, un marché à deux vitesses
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°605 du 17 février 2023, avec le titre suivant : La tapisserie, un marché à deux vitesses