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La fonderie d’art française meurt à petit feu

Par David Robert (Correspondant à Rio de Janeiro) · Le Journal des Arts

Le 29 septembre 2015 - 1295 mots

L’un après l’autre, les grands noms de la fonderie ferment leurs portes en raison d’une baisse de la demande et de la délocalisation en Chine. Le marché français ne peut supporter qu’un petit nombre d’acteurs.

L’odeur de cire fondue, la poussière des plâtres, la grande histoire des traditions perdues… dans ce décor suranné à souhait, vibrent le bruit des ciseleurs et la flamboyance des coulées. Tous les ingrédients sont là pour le portrait doux-amer d’une corporation coincée dans le temps, entre la nostalgie d’un Paris capitale de l’art moderne et la fierté désuète d’un savoir-faire ancestral. Mais les chiffres sont là et n’ont rien de poétique : le bronze français est en liquidation. Avec lui, quelques centaines d’ouvriers et leur savoir-faire.

Landowski, Clementi, Delval, pour ne citer que les plus célèbres, ont arrêté les machines. La plupart des grands « cachets » avouent des exercices difficiles. La fonderie de Chevreuse comptait encore quarante employés en 2012, ils ne sont plus que six. La Plaine, à Saint-Denis, s’est séparée de trois employés sur dix en 2014. Passer sous la dizaine, pour une fonderie, est un signal dangereux : entre la cire, le plâtre, la coulée, la ciselure et la patine, il faut pérenniser une chaîne composée au minimum de cinq ou six ouvriers qualifiés et un chef d’atelier. Hormis de rares exceptions, les trente à quarante fondeurs français référents frôlent aujourd’hui cette ligne rouge. Comment en sont-ils arrivés là ?

Les artiste français n’ont plus la cote
Quand Rodin, Miró, Giacometti, Dalí ou Picasso n’habitaient pas à Paris, ils venaient y fondre leurs œuvres. Aujourd’hui, Miquel Barceló chez Clementi et Martial Raysse à La Plaine ne suffisent plus. Les locomotives s’appellent Damien Hirst, Antony Gormley, Georg Baselitz, Anish Kapoor, Tony Cragg ou Urs Fischer. Eux fondent en Angleterre, à New York, en Italie, en Suisse ou en Chine : l’érosion du bronze français est d’abord celle du marché de l’art parisien. La fonderie Kunstgiesserei emploie à Saint-Gall (Suisse) cinquante ouvriers. L’artiste genevois Jérome Leuba y travaille souvent : « J’ai découvert Kunstgiesserei un jour de mai, en pleine effervescence. De nombreuses pièces étaient en partance pour la Biennale de Venise. » Hubert Lacroix, directeur de Susse Fondeur, sans doute le plus contemporain des fondeurs parisiens, dresse un parallèle inquiétant : « ni la Biennale de Venise, ni même la Fiac ne constituent un sursaut pour notre activité ».

Les fondeurs ne vivent plus avec leur temps ? L’effet générationnel est indéniable. D’abord, les retirages des grands noms de l’art moderne ont diminué. Quelques successions sont encore actives (Giacometti), mais avec Miró, Maillol, Bourdelle et d’autres, c’est la fin d’un cycle. Christophe Bery travaille aux côtés d’Yvan Rio à la tête de la fonderie Coubertin, un des rares établissements à garder sa vingtaine d’employés et un chiffre d’affaires stable : « Beaucoup d’établissement ont vécu dans une logique de rente. Lorsque le flot se tarit, cela devient difficile. » Il parle en connaissance de cause, Coubertin ayant longtemps joui d’un quasi-monopole avec le Musée Rodin. 

Côté client aussi, la culture du bronze s’effrite. Les grands collectionneurs de gravures, lithographies ou bronzes ne tiennent plus le marché. Rares sont les amateurs qui connaissent le métier : la finesse de la cire, la complexité de la coulée, la technicité de la patine. Pire, il existe parfois une défiance, certaines affaires de faux ayant terni l’image des fontes posthumes. En réaction, les fondeurs français ont adopté en 1993 un code de déontologie, signé avec le comité des galeries d’art, des syndicats d’experts et de sculpteurs. Le code est vite tombé en désuétude, sans doute devant l’inutilité d’un cadre national dans un marché mondial.

Enfin, la commande publique a fait défaut. « L’arrivée de Jack Lang en 1981 avait créé un second âge d’or pour les fonderies », explique Gilbert Clementi. « Chaque ville soutenait sa propre scène en commandant de l’art public. Depuis quinze ans, la commande s’est tarie avec les moyens des collectivités territoriales. La crise de 2008 a amplifié le phénomène ». Côté privé, il existe bien quelques initiatives intéressantes, comme le prix Maif, qui finance des bronzes en changeant régulièrement de fondeurs.

Mais c’est une goutte d’eau pour un marché de l’art qui a dénoué la corrélation entre le coût de l’œuvre et ses variables traditionnelles : prix du matériau, temps de travail de l’artiste, complexité technique. Gilbert Clémenti pose la main sur un tigre poli, d’un petit mètre. « Prenez ce bronze de Rosa Bonheur, aujourd’hui sur le marché il vaut à peine 8 000 euros. Moins que le prix de son moule et d’un premier tirage. » Le Giacometti fondu par Susse et vendu à 73 millions d’euros chez Sotheby’s en 2010 n’est que l’exception qui confirme la règle : le bronze coûte trop cher et n’offre pas assez de plus-value sur la première vente. Daniel Jolivot (La Plaine), comme ses confrères parisiens, salarie des ouvriers qui ont entre quinze et trente ans d’expérience et doivent se loger près de Paris. « On n’est pas au SMIC ici ! Calculez les charges, ajouter les machines et les matières premières : une fonderie coûte cher et beaucoup d’artistes ne sont plus prêts à payer pour la qualité. » Cette situation peut expliquer la santé de certaines fonderies situées loin de Paris (Barthélémy, dans le Drôme, ou Fusions, dans le Puy-de-Dôme), où le terrain et la main-d’œuvre coûtent moins cher.

Délocalisation
Le problème est que certaines grosses commandes partent pour l’Italie, l’Europe de l’Est, la Chine. La fonderie italienne Venturi annonce 80 % de clients français ! En Chine, on ne retrouve pas toujours le nom des artistes sur les catalogues des fondeurs : « Ceux qui choisissent le low cost préfèrent la discrétion, avec la bénédiction de galeristes peu regardants sur les conditions de travail, pourvu que la pièce arrive à l’heure », observe Hubert Lacroix. « Aujourd’hui, on refuse qu’une grosse pièce nécessite six mois de travail. Alors on va en Chine, tout est fait en trois semaines, au détriment de la qualité. » Une référence à l’épisode du scupteur Jean Cardot : en 2014, dans le cadre d’un hommage de la Chine au Général de Gaulle, Pékin a installé une nouvelle épreuve de la statue qui fait face au Grand Palais. Elle a été coulée en Chine. Des dents ont grincé, devant l’incapacité d’un sculpteur président de l’Académie des beaux-arts à imposer un fondeur français.

Pour ne plus perdre ces marchés, certains sous-traitent le moule en Pologne, pour baisser les devis. C’est le modèle de la fonderie française traditionnelle qui est remis en question. En Angleterre, Pangolin Éditions déclare 157 employés ! Bien sûr, les charges sont inférieures, les apprentis nombreux. Mais la fonderie, créée il y a seulement trente ans, ne cesse d’investir. Rungwe Kingdon, le fondateur, a ouvert une galerie. Un espace met scanners et imprimantes 3D à disposition des artistes : « Nous fonctionnons en studio : l’artiste vient avec sa seule idée, nous trouvons des solutions. » Question communication, le champion du marketing artistique s’appelle Polich Tallix, à New York. Photos contemporaines, pièces monumentales, matériaux variés, grandes signatures : le site est une invitation. Des choses bougent, pourtant : comme Pangolin, Susse vient d’ouvrir une galerie d’art, au Palais Royal. Élargissant la palette artisanale autour de la fonderie Coubertin, les ateliers Saint-Jacques travaillent une image plus contemporaine. Mais le secteur devra sans doute passer par une concentration douloureuse : selon Rungwe Kingdon, le Royaume-Uni compte à peine une dizaine d’établissements de plus de huit salariés.

À la dernière réunion du syndicat, ils étaient sept fondeurs d’art sur plusieurs dizaines référencés. Au salon Révélations, la semaine dernière au Grand Palais, ils étaient deux. « Les fondeurs n’aiment pas sortir de leur tanière », explique Christophe Bery. Il va falloir s’y résoudre.

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Préparation d'une coulée, Susse Fondeur, 2010 © Photo : Gregory Divou/MAIF

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°442 du 2 octobre 2015, avec le titre suivant : La fonderie d’art française meurt à petit feu

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