Jugement

Christie’s doit prendre ses responsabilités

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 25 juin 2004 - 966 mots

La maison de ventes a été condamnée par un juge britannique le 19 mai pour négligence dans l’affaire des vases de Houghton Hall.

 LONDRES - L’affaire des vases de Houghton Hall est de celles à ébranler le système anglo-saxon, lequel garantit de manière parcellaire seulement les notices des catalogues de vente. À ce jour, Christie’s et Sotheby’s stipulent que les pièces proposées sont garanties pour une durée de cinq ans. Mais cette responsabilité est grevée d’un nombre de restrictions telles qu’elle en devient souvent caduque. Les conditions de ventes précisent que l’attribution d’une œuvre est garantie pendant cinq ans à l’adjudicataire de la vente seulement, excluant par là même les héritiers ou propriétaires suivants. La responsabilité des deux maisons se limite à la description donnée en lettres capitales et non aux commentaires, souvent abondants, fournis dans la notice. Sotheby’s pousse encore plus loin ses réserves, indiquant qu’elle n’est pas responsable de l’attribution donnée pour les peintures, dessins et sculptures créés avant 1870, à moins qu’il soit prouvé que l’œuvre est une contrefaçon moderne destinée à tromper et dont la valeur est inférieure au montant de l’adjudication. Des subtilités qui nous entraînent bien loin de la législation française imposant aux experts et aux maisons de ventes une responsabilité décennale !
L’affaire qui remue aujourd’hui Christie’s commence le 8 décembre 1994, lorsque celle-ci disperse le contenu de la demeure de Houghton Hall appartenant au marquis de Cholmondeley. Un des lots, décrit au catalogue comme une paire de vases Louis XV en porphyre et bronze doré, dessiné par Ennemond Alexandre Petitot pour le duc de Parme ou l’un de ses courtisans, fait l’objet d’une joute acharnée. Le duel oppose deux riches héritières, Ann Getty et Taylor Thomson, fille du milliardaire canadien qui a acheté en 2002 le Massacre des Innocents de Peter Paul Rubens. Cette dernière emporte le lot pour 1,9 million de livres sterling (environ 16 millions de francs de l’époque) sur une estimation de 400 000-600 000 livres. En 1998, l’antiquaire parisienne Ariane Dandois fait part à Miss Thomson des doutes du négoce quant à l’authenticité de ces vases, qui ne vaudraient guère plus de 20 000 livres. Mais, lorsque la jeune femme cherche des explications auprès des responsables de Christie’s, elle est confrontée à leurs dérobades. Christie’s tente de cacher pendant un an les résultats d’une analyse scientifique menée en 1999, indiquant que les bronzes dateraient du XIXe siècle. Le silence n’est rompu que par un « pardon » tardif et un peu sec de Lord Hindlip, alors président de la maison de ventes. Peu résignée au pardon, Taylor Thomson engage en décembre 2001 un procès contre la maison de ventes.

Trois autres paires fausses
Le jugement rendu le 19 mai à Londres est relativement magnanime puisque la probabilité que les vases aient été créés entre 1760 et 1765 serait, selon le juge Justice Jack, de l’ordre de 70 %. Le juge observe toutefois que Christie’s n’a pas eu la prudence nécessaire dans la description du catalogue, ni dans ses conseils à sa cliente, alors qu’il n’existe pas l’ombre d’une preuve que les vases aient été réalisés pour le duc de Parme. Devant cette condamnation, Christie’s joue à l’effarouchée.  « Nous sommes heureux que le juge ait conforté notre expertise en pensant qu’il y avait de grandes probabilités sur la datation que nous avions donnée. Mais nous sommes surpris que, dans ce contexte, il reconnaisse des dommages et intérêts à Taylor Thomson », nous a déclaré un porte-parole de Christie’s à Londres. Le calcul de ces dommages n’a pas encore été effectué et les deux parties songent à l’éventualité d’un appel.
Christie’s ne s’en sort pas si mal, puisque la plaignante n’a pas présenté le rapport rédigé par deux éminents spécialistes français – qui souhaitent conserver l’anonymat – dépêchés le 23 mars à Londres. Les duettistes, qui ont notamment collaboré au volumineux ouvrage sur les bronzes, Vergoldete Bronzen. Die Bronzearbeiten des Spätbarock und Klassizismus, sous la direction du professeur Hans Ottomeyer, contestent point par point l’authenticité des vases en se fondant sur trois autres paires également fausses. « Il est faux et même frauduleux de dire que Petitot a dessiné les vases, objet du litige. Il est prouvé que Petitot a vécu à Parme, sans interruption de 1753 jusqu’à sa mort en 1801. Il n’a plus jamais eu de clients français après 1753, et n’a jamais donné de dessin pour des objets tout ou partiellement en bronze doré, ni en Italie, ni en France, annonce en préambule le rapport que nous nous sommes procurés. Il est établi que Petitot n’a pas dessiné le “vase aux lions” pour servir de modèle à un bronzier, mais pour un hypothétique vase de jardin en marbre de 4 pieds de haut (132 cm). »
Plusieurs éléments font tiquer le tandem : l’existence de garnitures métalliques, le travail du bronze en contradiction avec la période évoquée dans le catalogue, et le mode de fixation grossière ne respectant pas l’intégrité du porphyre. Et de conclure : « [Ces vases] dérivent d’une création artistique du XIXe siècle, conçue au travers de la représentation que l’on se faisait alors du style Louis XVI grâce aux gravures, par un bronzier parisien travaillant aux environs de 1850. Les vases de Houghton Hall ont été exécutés à partir des modellos alors mis au point, en y introduisant des éléments techniquement falsificateurs pour donner à l’objet fini une apparence contemporaine du XVIIIe siècle. »
Malgré l’onde de choc produite par le jugement, Christie’s ne semble pas disposée à réviser ses conditions de ventes. « Ce jugement a été rendu pour un cas spécifique […]. Une réglementation n’est pas à tirer de ce cas particulier qui date d’il y a dix ans », nous a déclaré la maison de ventes. Il est toutefois probable que cette condamnation fera jurisprudence.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°196 du 25 juin 2004, avec le titre suivant : Christie’s doit prendre ses responsabilités

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