Le 13 décembre, Me Picard procédera à la 24e vente d’estampes provenant de la collection Henri Petiet. La vedette sera un bloc de bois gravé sur buis par Gauguin pour le recueil Noa Noa, estimé entre 45 000 et 55 000 euros (de 300 à 350 000 francs). Les ventes Petiet ont commencé il y a dix ans, au rythme de deux par an. Un phénomène sans précédent sur le marché de l’estampe qui font de ces ventes un label et leurs résultats un argus pour la spécialité.
PARIS - L’estimation donnée par les experts Jean-Claude Romand et Arsène Bonafous-Murat a été un casse-tête. Il n’existe pas d’élément de comparaison puisque des blocs de bois gravés par Gauguin ne sont jamais passés en vente publique. Presque tous sont entrés dans les musées. La Galerie nationale de Prague en possède cinq, devançant le Museum Fine Art de Boston, riche de quatre, alors que la Bibliothèque nationale de France en détient un. Pas besoin d’être grand clerc pour imaginer qu’elle puisse être intéressée par cette rareté. Gauguin a utilisé une planche faite de huit morceaux de buis pour constituer l’ensemble de l’image parce que, de taille modeste, le buis ne peut pas fournir une surface assez grande. Gauguin a gravé ce bois pendant l’hiver 1893-1894, au retour de son premier voyage à Tahiti. Il avait décidé de réaliser un livre relatant sa vie sur l’île en dix chapitres, accompagnés de dix bois gravés. C’est ce qui a donné le célèbre Noa Noa.
Ces bois ont été vendus pendant la Première Guerre mondiale par le marchand Eugène Druet au fils de Gauguin. Quant à la manière dont Henri Petiet a acquis celui-ci, nous l’ignorons, peut-être est-il passé par les mains d’Ambroise Vollard qui a été le marchand de Gauguin. Après le décès de Vollard, en 1939, Henri Petiet a acquis la majeure partie de son stock d’estampes. À sa mort, Petiet a laissé cinq épreuves de ce bois. Trois ont déjà été adjugées, dont une, pour 300 000 francs, provenait justement du fonds Vollard.
Henri Petiet, esthète, collectionneur et marchand
Henri Petiet était autant un grand marchand qu’un collectionneur acharné. Il était doué de cet œil capable de flairer les nouveaux talents aussi bien que le moindre défaut dans une épreuve. Doté d’une mémoire exceptionnelle, il la confortait par un travail acharné et une exactitude presque maladive. Son souhait de devenir marchand d’estampes a été reçu avec peu d’enthousiasme par sa famille où l’on était centralien de père en fils, comme son frère aîné Charles qui avait fondé la Société des automobiles Ariès à Villeneuve-la-Garenne, et son grand-père, Jules Petiet, major de la première promotion de Centrale et créateur sur le plan technique des Chemins de Fer du Nord.
Henri Petiet était un concentré de cette tradition familiale à la culture encyclopédique aiguillonnée par le virus du collectionneur. Il a fallu huit ventes à l’hôtel Drouot pour disperser sa somptueuse bibliothèque d’ouvrages illustrés. Trois vacations ont fait les délices des collectionneurs de trains miniatures. Parallèlement, il a réuni 750 cartes postales sur les chemins de fer. Et puis, sa collection de dessins a été vendue en juin 2000, avec cet extraordinaire fusain d’Odilon Redon, Visage derrière les barreaux, un record mondial avec 5,3 millions de francs. L’œuvre est présentée au Musée du Louvre dans l’exposition « La peinture comme crime ».
Rien d’étonnant donc qu’Henri Petiet ait été cet homme au caractère réputé difficile, même « très difficile », comme s’en souvient l’expert Jean-Claude Romand qui l’a connu quand lui-même débutait dans le métier à la galerie Sagot-Le Garrec. Il est clair que cet esthète à la mise élégante, un rien méprisant, devait en imposer. Son petit-neveu Guillaume Dufresne raconte les rituels appels téléphoniques de l’oncle Henri. « Souvent, le téléphone sonnait tard le soir. Il était intarissable sur tout, capable de raconter comment s’était déroulé un match de coupe Davis quinze ans auparavant. On imagine mal un sujet sur lequel il ne pouvait pas discourir. »
Arsène Bonafous-Murat, grand admirateur d’Henri Petiet, le considère comme un de ses maîtres : « Très curieusement, je me suis toujours demandé s’il connaissait mon nom. Il me parlait en me disant d’un ton paternel ‘Jeune homme’. Ce qui nous a liés, c’est à la fois la passion de l’estampe et de la littérature. Lorsque j’arrivais chez lui, il était toujours occupé à rédiger un catalogue ou à prendre des notes. Il me disait, ‘tiens regarde dans ce carton’, puis il me faisait des commentaires. »
En 1925, Henri Petiet ouvre sa première boutique à Paris, rue d’Assas et, huit ans plus tard, il s’installe rue de Tournon où il restera jusqu’à sa mort en 1980, même après avoir fermé son magasin en 1951. Les collectionneurs comme les conservateurs de musées le trouvent dans son grand appartement où les piles de Picasso voisinent celles de Matisse ou de Marie Laurencin. Ses réserves ont largement contribué à enrichir les musées américains. Et, depuis dix ans, les grands marchands étrangers enchérissent dans les ventes Petiet pour des épreuves rares, dont certaines n’étaient pas apparues sur le marché depuis cinquante ans.
Le XXe siècle triomphe sans conteste
À feuilleter les 24 catalogues déjà parus, c’est un siècle et demi d’histoire de l’estampe que l’on découvre avec ses sommets que sont les lithographies des Nabis réalisées par Bonnard, Vuillard, Maurice Denis, les gravures sur bois de Vallotton, précédées des impressionnistes Manet, Degas, Renoir, Pissarro, Mary Cassatt, Cézanne, Toulouse-Lautrec, Gauguin. En remontant un peu le temps, voilà les eaux-fortes de Millet, les clichés-verre de Corot, les lithographies de Géricault et Delacroix, les aquatintes de Goya. Le XXe siècle triomphe avec en tête Picasso et Matisse.
Les estampes du XIXe et du début du XXe proviennent majoritairement du marchand et éditeur Ambroise Vollard qui exposa Picasso dès 1901. En 1904, à Barcelone, le peintre exécute sur une plaque de zinc usagée son premier chef-d’œuvre, Le Repas frugal. Entre 1904 et 1905, Picasso grave 18 planches. Vollard lui en édite 14 en 1917 sous le titre Les Saltimbanques, dont Le Repas frugal. En 1927, il lui demande d’illustrer Le chef-d’œuvre inconnu de Balzac. Cette suite complète de 13 eaux-fortes du premier état a été adjugée 600 000 francs en octobre 1992 lors de la 3e vente Petiet, mais le monument qui lie marchand et artiste, c’est la fameuse « suite Vollard » de 100 cuivres, gravés entre 1930 et 1937, sur des thèmes récurrents dans toute l’œuvre, comme l’atelier du sculpteur ou le Minotaure. Une suite complète a été ravalée à 3,3 millions de francs lors de la première vente en juin 1991.
Après la guerre, c’est la galerie Louise Leiris (Kahnweiler) qui devient l’éditeur de Picasso. Grâce à un système de souscriptions, Henri Petiet enrichit son stock en estampes plus récentes, en particulier en linogravures. Pour Matisse, c’est un peu différent. Petiet achète directement auprès de l’artiste, d’où la richesse du fonds. Quelque 237 estampes du maître ont déjà subi le feu des enchères alors que, si l’on excepte les 100 gravures de la « suite Vollard », seules 160 estampes de Picasso sont passées sous le marteau de Jean-Louis Picard.
Et puis, Petiet a été lui-même éditeur de Marie Laurencin, Gromaire, Laboureur, Dunoyer de Segonzac notamment. Les ventes passées ont contribué à asseoir la notoriété de ces artistes. Dans certaines vacations, les prix des œuvres de Gromaire se sont envolés. Dans celle de juin 1993, un Nu au fauteuil ancien de 1928, estimé 6 000 francs, a été adjugé 30 100 francs, plus cher qu’un dessin. Depuis, les prix sont un peu retombés. Phénomène comparable pour Laboureur, qui séduit les amateurs d’Art déco. Un beau burin comme L’Entomologiste vaut autour de 20 000 francs. Quant à Marie Laurencin, dont chaque vente fournit son contingent de lithographies rehaussées de crayons de couleurs, les prix, soutenus par le marché japonais, tournent autour de 8 000-10 000 francs.
Les grands noms poursuivent leur ascension
Sur dix ans, il ressort que le marché de l’estampe impressionniste et moderne connaît une hausse raisonnable. Les grands noms poursuivent leur ascension avec cette particularité pour Picasso dont les prix n’ont jamais cessé de grimper, surtout pour les œuvres phares. Un tirage de La Femme au tambourin a été adjugé 1,3 million de francs en décembre 1998, alors qu’une autre épreuve (ne provenant pas de Petiet) est partie à 1,6 million en juin 1999. À signaler aussi pour Picasso la montée des prix pour ses linogravures en couleur réalisées à partir de la fin des années 1950 ou du début des années 1960. Elles dépassent souvent les 100 000 francs. Grand nu dansant, est parti à 170 000 francs lors de la 19e vente, alors qu’auparavant, Portrait de Jacqueline totalisait 220 000 francs dans la 18e , et Bacchanale au taureau 150 000 francs dans la 14e.
Quant à Matisse, ses superbes odalisques des années 1925-1930 suscitent la convoitise des collectionneurs depuis longtemps. Déjà, lors de la 8e vente, une Odalisque à la culotte de satin rouge partait autour de 180 000 francs. Une épreuve du Renard blanc, lithographie de 1929 dans le même esprit, a été adjugée 125 000 francs lors de la 9e vente, une autre en meilleur état, 270 000 francs quatre ans plus tard. Plus sensible peut-être est l’augmentation ces dernières années du prix de ses eaux-fortes. S’il était encore besoin de vanter la qualité de la collection Petiet, il suffirait de rappeler que 54 estampes de Gauguin – bois gravés, monotypes – ont déjà subi le feu des enchères. Mais il faut aussi savoir qu’un amateur aux petits moyens peut découvrir dans cette vente des trésors autour de 1 000 francs, en misant sur des artistes moins renommés.
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150 ans d’histoire de l’estampe
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°138 du 7 décembre 2001, avec le titre suivant : 150 ans d’histoire de l’estampe