Sur la route de l’Inde

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 11 mai 2011 - 1276 mots

Tandis que le Centre Pompidou, avec « Paris-Delhi-Bombay… », dresse un axe quelque peu artificiel entre la France et l’Inde, le Musée d’art contemporain de Lyon reçoit et enrichit l’exposition nomade « Indian Highway ».

L’unité dans la diversité. Ce mot d’ordre de la démocratie indienne est aussi le pari des expositions « Paris-Delhi-Bombay… », organisée du 25 mai au 19 septembre au Centre Pompidou, et « Indian Highway », programmée jusqu’au 31 juillet au Musée d’art contemporain (MAC) de Lyon. Après l’exposition séminale « Indian Summer », orchestrée en 2005 par Deepak Ananth à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, l’idée est de saisir la vitalité créative de cette mosaïque religieuse et linguistique, en soulevant des questions de fond liées à la société indienne, comme la religion et la sécularisation, l’exode rural et l’urbanisation. Étrangement, la persistance du système des castes est totalement absente des deux événements, alors même qu’un film d’Amar Kanwar, A Night of Prophecy, avait abordé en 2002 la question des intouchables.

Reprenant les titres ping-pong des expositions « Paris-Moscou » et « Paris-Berlin », organisées en son temps au Centre par Pontus Hulten, « Paris-Delhi-Bombay… » trace un axe artificiel entre deux pays qui n’ont guère connu d’échanges artistiques, excepté l’influence de l’école de Paris sur le Progressive Artists’ Group. Faute d’une histoire commune, les commissaires Sophie Duplaix, conservatrice au Musée national d’art moderne, et Fabrice Bousteau, directeur de la rédaction de Beaux Arts Magazine, jouent sur un ressort spécieux : placer Paris au cœur d’une mondialisation dont l’Inde serait l’un des versants. « On veut créer une expérience, découvrir l’Inde et que l’Inde nous découvre avec cette question centrale : qu’est-ce que l’Inde aujourd’hui ? », déclare Fabrice Bousteau. « Ce qui nous semblait intéressant, c’était emmener des artistes français sur un terrain vierge, pour y trouver un nouveau défi », ajoute Sophie Duplaix. Espérant que par capillarité, les créateurs français bénéficient de l’aura d’artistes indiens adoubés par le marché ?
Sur la trentaine d’artistes indiens sélectionnés, une majorité d’entre eux tels Subodh Gupta et Jitish Kallat ignorent tout de la scène hexagonale. « Ma connexion à la France se fait par le biais du cinéma. Mon héros, c’est Robert Bresson [cinéaste, 1901-1999] », avoue Sudarshan Shetty. En revanche, Tejal Shah, dont l’œuvre montrée porte sur les hijras, travestis indiens, confie connaître le travail de Kader Attia sur les transsexuels.

Certains artistes ont exposé dans des galeries parisiennes, à l’instar de Bharti Kher, Sudarshan Shetty, Nalini Malani ou Shilpa Gupta, cette dernière ayant même effectué une résidence au Mac/Val, le Musée d’art contemporain de Vitry-sur-Seine. Mais, seuls Pushpamala N., Sunil Gupta et Sunil Gawde se sont déplacés en France pour produire des œuvres spécialement pour l’exposition. Homosexuel militant, Sunil Gupta a réalisé un roman-photo intitulé Sun City dans un sauna gay parisien décoré à l’indienne. C’est moins l’inspiration que la technique que Pushmala N. est venu chercher à Paris en travaillant avec le studio Harcourt. Si les artistes indiens méconnaissent notre scène, la réciproque est tout aussi vraie. L’Inde n’a jamais été un pays de fantasme ou de référence pour les plasticiens français, mis à part Pierre et Gilles, dont l’imaginaire a été fortement innervé par Bollywood, ou Orlan, laquelle s’est représentée en Shiva. De par sa double culture franco-indienne, Gyan Panchal possède une légitimité et une subtilité qui manquent à la plupart de ses confrères réquisitionnés pour l’occasion. On regrettera aussi l’absence de Tania Mouraud, l’une des rares créatrices françaises à avoir sillonné l’Inde. Si certains ont pensé leur sujet avant le voyage, d’autres sont partis à l’aveugle sur une courte période. Du coup, le point de vue français semble parfois littéral, voire paresseux. « On ne demande pas aux artistes d’avoir un regard scientifique, mais d’être inspiré, défend Jérôme Bonnafont, ambassadeur de France en Inde. Il y a deux façons de vivre l’Inde, une façon immédiate, qui stimule les sens et vous provoque, et une autre par une imprégnation de longue durée. » Reste qu’entre le natif et le touriste, le hiatus est flagrant. Face à la gravité du travail documentaire d’Amar Kanwar autour de la partition de l’Inde et des tensions frontalières, un sujet qu’il dévide depuis 1997, l’œuvre d’Alain Declercq, 12 500 tirs de mitraillette sur un panneau mélaminé noir, réalisée au terme d’un séjour d’une dizaine de jours à la frontière indo-pakistanaise, paraît bien mince…

Malgré ses artifices et faiblesses, l’exposition promet quelques beaux moments autour de la notion de recyclage. Un mur visible recto verso de Krishnaraj Chonat présente d’un côté des déchets informatiques, de l’autre du savon de santal. Mais alors que l’Inde fut autrefois le premier producteur mondial de santal, le mur est composé de savon chimique, signe d’une tradition frelatée. L’interrogation sur l’identité féminine offrira quelques surprises, à l’image du nouveau travail étonnamment sobre de Bharti Kher. Celle-ci a cassé une vingtaine de miroirs anciens français qu’elle a cautérisés ensuite avec des bindi, accessoires traditionnels féminins. Dans la troublante vidéo Half Widows, Shilpa Gupta aborde la situation de veuves ignorant les circonstances du décès de leur époux. 

« Indian Highway »
Organisée pour la première fois en 2008 à la Serpentine Gallery, à Londres, sous le co-commissariat de Julia Peyton-Jones, de Hans Ulrich Obrist et de Gunnar B. Kvaran, l’exposition nomade « Indian Highway » se présente comme une caravane à multiples escales, un road movie qui s’enrichit à chaque station. Aussi, entre l’exposition de la Serpentine, qui couvrait 800 m2, et celle du MAC, dévidée sur 2 000 m2, la donne a changé. « On a essayé d’être dans une grande diversité et une vraie réalité de l’espace indien, qui est dans le flux et la circulation des formes et des idées », souligne Thierry Raspail, directeur du MAC de Lyon. Divisée sagement en salles quasi monographiques, l’exposition ne succombe pas à l’enchevêtrement. Elle ne tire pas non plus de fils thématiques, malgré la question dominante de l’urbanité, traitée par la bourdonnante installation Ghost de Bose Krishnamachari, ou les maquettes complexes d’Hema Upadhyay. 
Le politique s’infiltre à de multiples reprises. Amar Kanwar et Raqs Media Collective articulent des récits pluriels, jouent sur la mémoire et l’activisme, tandis que, sous leur exubérance kitsch et drolatique, Thukral & Tagra éveillent les consciences sur l’épidémie du sida. 
L’exposition a enfin le mérite de révéler des collectifs très récents comme Desire Machine Collective, mixant ainsi les stars et les nouveaux artistes ; le spectaculaire, constante de l’art contemporain indien, et le discret. On oubliera le monumental camion de Valay Shende composé de cercles d’acier soudé, pour s’attarder sur la subtilité d’Hemali Bhuta. Intervenant dans les interstices, cette jeune artiste explore les recoins négligés, telles les plinthes et les embrasures. Avec une maîtrise rare, elle sait créer un sentiment d’opacité et de danger à partir de bâtonnets d’encens à l’odeur entêtante.
Au final, les deux expositions marquent une étape. « Il y a eu déjà tellement de panoramas dans le monde autour de l’art contemporain indien que ce format-là est peut-être arrivé à son terme, estime Jitish Kallat. Le prochain palier pour les artistes indiens, ce sont des monographies, ou leur intégration dans des expositions thématiques internationales. » 

PARIS-DELHI-BOMBAY…
31 artistes de la scène indienne
17 artistes de la scène française 25 mai-19 septembre, Centre Pompidou, gal. 1, niveau 6, place Georges-Pompidou, 75004 Paris, tél. 04 44 78 12 33, tous les jours sauf mardi 11h-21h, www.centrepompidou.fr. Catalogue, 400 ill., 364 p., 49,90 €.

INDIAN HIGHWAY IV
31 artistes indiens
Jusqu’au 31 juillet, Musée d’art contemporain, 81, quai Charles-de-Gaulle, 69006 Lyon, tél. 04 72 69 17 17, du mercredi au dimanche 12h-19h, www.mac-lyon.com. Catalogue, éd. Buchhandlung Walter König, 320 p., 38 €, ISBN 978-3-86590-946-9.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°347 du 13 mai 2011, avec le titre suivant : Sur la route de l’Inde

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