Singulier ou pluriel ? Concernant le mot « art », la question reste entière
à considérer la différence des arts ou des genres dans chaque art…
L’usage nous fait mettre le mot « art » au singulier, comme s’il y avait là une sphère unifiée, homogène et cohérente. Theodor Adorno prononça en 1966 une célèbre conférence intitulée « L’art et les arts », interrogeant là ce singulier d’autant qu’il pensait à la musique à côté des « beaux-arts ». La question reste entière à considérer la différence des arts, des genres dans chaque art, ou encore la diversité des enjeux et de visées de l’art, qui cohabitent au prix d’une extension saisissante de l’idée d’art. Ainsi l’album conçu par Stéphanie Lemoine et Samira Ouardi identifie-t-il et fédère-t-il, sous le nom-titre d’Artivisme, un régime de l’art qui semble parfois y échapper pour s’approcher de formes différentes de l’engagement et de l’action militante, pratiques radicalement transdisciplinaires. Cette transdisciplinarité est radicale car elle ne se contente pas de bouleverser les limites entre les « diverses catégories du geste esthétique, mais infiltre tous les territoires de la vie et du savoir, tous les espaces, des plus privés au plus publics » (p. 80), jusqu’au point où la dénomination d’art ou l’appartenance à celui-ci ne soit plus guère une préoccupation. Proche de l’esprit de résistance des artivistes dont elles évoquent le travail de manière documentée et nourrie, les auteures mentionnent plus de cent vingt artistes ou collectifs, mais aussi tracent une généalogie de cet élargissement de l’art vers l’engagement et la résistance, qui va de Tristan Tzara à Toni Negri, de Carolee Schneemann à Robert Filliou, de Marcel Duchamp à Herbert Marcuse en passant par les Situationnistes, les Temporary Autonomous Zone (zones d’autonomie temporaires, Hakim Bey), les Yes Men, Spencer Tunick (et ses paysages instantanés de corps nus), Hans Haacke et le Critical Art Ensemble ou le Parti poétique. Sans réduire la diversité des démarches et des attitudes, Lemoine et Ouardi dressent un paysage de formes qui répondent à une ambition politique de l’art au risque de l’art, dans une mise en questions des frontières esthétiques autant que géographiques. Carnaval, street party, enquête visuelle en forme de contre-propagande, ironie, détournements médiatiques et contre-usage des technologies numériques apparaissent dans leur capacité à associer forme et sens. Le livre sait entretenir l’aspect réjouissant de nombre de projets et d’attitudes tout en constituant un corpus consistant d’informations, de déclarations et documentation.
Lecture jubilatoire
Si n’était la référence à Duchamp – et c’est beaucoup –, De l’inframince, de Thierry Davila, paraîtrait à l’opposé de ces formes publiques et « antispectaculairement » spectaculaires et publiques. En se consacrant lui aussi à des œuvres précises, le conservateur du Mamco à Genève et auteur de plusieurs livres dans une veine cohérente (dont son Marcher, créer, éd. du Regard) réactive, avec une minutie d’analyse indispensable, des pièces qui prennent le rebours de la démonstration et de l’échelle publique pour se tenir du côté du presque rien, du ténu, et qui exacerbent d’autant leur puissance matérielle qu’elles en réduisent la manifestation. Un art sensible, qui amène la perception à son acuité, et qu’il est bien trop rapide de réduire à une toute récente dématérialisation « conceptuelle » : si le mot d’inframince (ou d’infra mince ou encore d’infra-mince) vient de Duchamp, dans ces nuances typographiques qui relèvent précisément de l’inframince, il n’est qu’à relire Pline quand il célèbre les tracés successifs qui font d’Appelle le champion d’une maîtrise mythique du geste de l’artiste, comme le rappelle l’auteur. De l’ampoule d’Air de Paris (Duchamp, 1919) aux gestes d’un Michael Asher, d’un Max Neuhaus, d’un Roman Ondák, de poussière, de gaz, de courant d’air, en passant par les usages plastiques du mot et les formes sonores, bien loin de l’immatérialité, le parcours du livre se donne à la fois comme une version de l’histoire de l’art, savante et référencée, et comme un exercice de lecture jubilatoire d’œuvre en œuvre.
Car cette mise à l’épreuve de la perception ne relève en rien d’un chic d’esthète, voire d’un antihumanisme comme le lui reprocherait assurément, au titre du « retrait progressif de la présence sensible de l’artiste » dans une confusion de valeurs confondante, l’auteur de La Société du mépris de soi. Ce nouvel avatar du révisionnisme esthétique antimoderne, qui semble demeurer une veine éditoriale inépuisable en France, se situe au rebours de l’exacerbation du délice de l’interprète, du commentateur, et de la fonction essentielle de l’art comme mise au défi de l’intelligence du monde. Tout bien considéré, il se pourrait bien que le singulier de « l’art » renvoie finalement à cette réalité d’un art spéculatif et sensible, sensible parce que spéculatif. De l’inframince en convaincra ceux du moins qui n’ont pas la haine confusionnelle du moderne en bandoulière.
Stéphanie Lemoine et Samira Ouardi, Artivisme – Art, action politique et résistance culturelle, éd. Alternatives, 2010, 192 p., 39 euros, ISBN 978-2-8622-7658-8
Thierry Davila, De l’inframince – Brève histoire de l’imperceptible, de Marcel Duchamp à nos jours, éd. du Regard, 2010, 312 p., 39 euros, ISBN 978-2-8410-5258-5
François Chevallier, La Société du mépris de soi, de l’Urinoir de Duchamp aux suicidés de France Télécom, éd. Gallimard, 2010, 122 p., 9,50 euros, ISBN 978-2-0701-3148-8
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Messages de l’art, message des arts
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°338 du 7 janvier 2011, avec le titre suivant : Messages de l’art, message des arts