Écrivain, Alain Jouffroy a rejoint après-guerre le groupe surréaliste, avant de s’engager tant sur les plans artistique et littéraire que politique. Auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, il est aujourd’hui le commissaire d’« Objecteurs/Artmakers », une exposition organisée au Théâtre national de Cherbourg, qui réunit deux générations d’artistes.
Après l’occupation cet été d’un immeuble en face de la Bourse, un groupe d’artistes a occupé différents lieux dans la capitale. Le ministère de la Culture a récemment apporté son soutien à ces collectifs. Quel regard portez-vous sur ces actions ?
Comme les jeunes de banlieue, il faut faire revenir les artistes dans les villes. C’est une chose que le parti socialiste aurait pu faire mais qu’il n’a pas faite. À Paris, cela nécessiterait un maire très puissant, un Jack Lang. La vapeur semble difficile à inverser. L’occupation d’immeubles vides est une solution, mais leur pérennisation pour six mois ne donne qu’un délai supplémentaire. Toutefois, si l’aide aux artistes reste nécessaire, elle risque aussi de les infantiliser. Je suis conscient que c’est une critique de droite pour un homme de gauche, mais il faut multiplier les sources et ne pas dépendre d’une seule mère. L’État, comme la famille elle-même, peut être un ennemi, d’où la nécessité de trouver d’autres solutions : l’association, comme le font les collectifs d’artistes gérant leur propre lieu, en est une, logique.
Les artistes font de plus en souvent appel à des entreprises pour réaliser leurs projets et sont donc obligés de réfléchir à des plans de financement.
Les artistes doivent se défendre en retournant les armes de l’adversaire. Dans notre monde, les lois sont dictées par les entreprises. Il faut se réapproprier le système, quitte à produire des images qui ne soient pas conformes à l’idéologie de l’entreprise ; c’est une contradiction nécessaire. Le terme d’artiste est aujourd’hui désuet, je préfère employer ceux d’“objecteurs” ou d’“artmakers”, car la fabrication d’une pièce importe autant que l’objet lui-même. Ainsi, Alain Bublex, qui se dit artiste “par défaut”, a une formation de designer industriel. Mais il a dévié : il utilise son apprentissage pour inventer une fausse ville ou une voiture à réaction. Il applique le design à des objets imaginaires, bien qu’un prototype de son Aérofiat ait été réalisé. Mais elle ne sera pas produite à la chaîne comme les Citroën Picasso ! Il s’inscrit dans la logique du marché en inventant des choses dont la productivité est quasiment nulle. Quant à Claude Closky, grand collectionneur et montreur de slogans, il a réussi à réinventer en douceur et sans discours théorique la sociologie critique de l’idéologie mondialisée des supermarchés, celle de l’ultime phase du capitalisme en voie d’implosion. Il y a dans son œuvre une distanciation implicite. Ces inventaires sont, de par de leur caractère accumulatif, une dénonciation du langage codé de la publicité, comme l’utilisation du pronom personnel pour identifier le regardeur de la publicité aux intérêts du produit.
Quelles expositions récentes ont attiré votre attention ?
Malheureusement, la mise en place de mon exposition m’a un peu tenu à l’écart des manifestations récentes. J’ai tout de même visité celle retentissante, tonitruante et tellurique d’Erró au Jeu de Paume. Sa peinture, fondamentalement subversive, est un recyclage permanent de toutes les images du monde. Or, les événements voilent les événements, les tremblements de terre, les tremblements de terre, et les marées noires, les marées noires. Tout cela dans un flot, une précipitation et un flux gigantesque qu’Erró retranscrit avec humour, dérision et violence. D’après les réactions que j’ai observées, il dérange toujours. Son œuvre traite du politique, alors que les partisans de l’art pour l’art ont fait de la peinture un lieu vide, non raisonnant. La peinture est loin d’être éteinte ; plus on parle de sa mort, plus elle est virulente. Encore faut-il savoir la voir, et la vue comme l’écoute se désapprend ; les médias y sont pour quelque chose. Là encore, j’ai eu un grand intérêt pour l’exposition d’Olivier Le Bars chez Pascal Gabert, rue du Perche. Sa peinture est mal vue et mal perçue, car ancrée dans une véritable culture littéraire. Elle est d’ailleurs défendue par une équipe de jeunes gens regroupés autour de la revue Avant-post, que dirige le jeune philosophe et poète d’origine algérienne Malek Abbou, avec Renaud Ego et Pablo Durán.
Le vingtième anniversaire de la mort de Sartre est l’occasion de nombreuses publications et célébrations. Comment réagissez-vous à ce réveil ?
C’est son ultime enterrement, mais la réactualisation de certains penseurs, sous prétexte d’un anniversaire, est une bonne chose. Beaucoup de gens, du moins d’après Gallimard, se remettent à lire Sartre, et c’est quand même un moyen de relancer la réflexion, même si, comme tous les penseurs, il s’est trompé. Les philosophes ne sont pas destinés à dicter des vérités universelles, ils donnent matière à la réflexion. Et dans un monde où la pensée joue un rôle de plus en plus faible par la soumission même au système, il y a eu une évacuation de la pensée politique radicale. On ne cesse de dire Mai-68, c’est fini, enterré, mais cela reviendra. La révolution est géophysique, elle est promise à un éternel retour.
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L’actualité vue par Alain Jouffroy
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°98 du 4 février 2000, avec le titre suivant : L’actualité vue par Alain Jouffroy