Collectionneurs depuis une vingtaine d’années, Isabelle et Jean-Conrad Lemaître se sont mis à défendre la vidéo il y a dix ans. Parcours d’un couple généreux et sincère.
Expatriés depuis près de trente ans, les collectionneurs français Jean-Conrad et Isabelle Lemaître semblent de prime abord classiques. Un classicisme entretenu par le mariage surprenant de meubles de famille et de vidéos, d’une commode Louis XVI et d’un On Kawara. Sans schizophrénie ou mal-être, le couple concilie ses origines bourgeoise et protestante avec une curiosité pour l’art contemporain en général et la vidéo en particulier. « Ils échappent au système de goût qu’un Bourdieu aurait décrit dans ses schémas », convient Dirk Snauwaert, directeur du centre d’art contemporain Le Wiels à Bruxelles. Auraient-ils exploré l’art contemporain pour éviter de s’embourgeoiser ? « Ils ont envie d’être dans le milieu social de l’art, d’avoir une seconde vie. Ils ont depuis longtemps le souhait de montrer leur collection, d’être identifié en tant que collectionneur », observe une proche. « Par rapport à une éducation où j’ai appris à penser et à agir en fonction de ce que les autres attendent de moi, c’est mon jardin secret. Le domaine où je peux être moi-même, sans être conditionné par les autres », souligne Jean-Conrad Lemaître.
Leur collection constitue à la fois une belle réalisation d’individus sortis de leurs milieux et l’aventure d’un couple. Chacun fait d’ailleurs la courte échelle à l’autre. « Jean-Conrad a l’œil et l’instinct, c’est le cerveau. Moi, j’ai la sensibilité. Il est culotté, je le suis moins. Je suis dans les public-relations, le networking », déclare l’épouse. « Elle a eu une bonne intuition avec Pierre Huyghe et sa Blanche-Neige Lucie (1997), mais on ne l’a pas achetée », défend le mari. L’un parle de « recherche de vérité, de soi », l’autre de « quête du Graal ». Le duo est rôdé, mais ce lyrisme ne prête pas à suspicion tant ces amateurs paraissent habités et sincères.
Comme la plupart des collectionneurs, les Lemaître débutent de manière classique, avec des gravures et des livres illustrés, moins par collectionnite que par atavisme familial. Installés à Madrid entre 1982 et 1986, ils découvrent l’art abstrait espagnol au musée de Cuenca. Ils achètent alors une grande toile de Fernando Zóbel, « abstrait accessible pour débutant », et poursuivent avec Antoni Tàpies, José María Sicilia, Antonio Saura et Miquel Barceló. L’art devient un vecteur d’exploration et un moyen d’ancrage dans un pays, peut-être aussi un substitut à l’expatriation.
Revendre pour évoluer
À la phase découverte initiée à Madrid, succède celle du « décollage », entamée à leur premier retour à Londres en 1986. « L’art contemporain commençait à devenir presque à la mode, alors qu’avant il fallait un Gainsborough dans le salon », rappelle Isabelle Lemaître. On relève dans leur pioche des œuvres de Richard Deacon, Richard Long ou Shirazeh Houshiary. « Nous faisions alors une collection très référencée, avec des artistes établis. Nous n’étions pas très sûrs, il fallait aller vite. Si nous n’avions pas acheté tout de suite, nous n’aurions pas pu le faire après », poursuit la collectionneuse.
Pour ouvrir leur collection à l’international, ils revendent près de 70 % de leur fonds ibérique. « À toutes les époques, nous avons toujours vendu, pour évoluer, être de notre temps. On veut passer un chapitre, mais on ne peut pas oublier le passé, alors on garde les balises », précisent les duettistes. « Ils attendent de l’art d’être surpris. Ils détestent l’immobilisme, note Niklas Svennung, codirecteur de la galerie Chantal Crousel, à Paris. Ils veulent avancer sur le plan personnel au fur et à mesure de leurs découvertes. L’idée d’une autre culture venant enrichir la leur est très importante. Cela les met à un niveau d’observation plus élevé. » Durant leur intermède bruxellois, de 1989 à 1994, leur ensemble s’enrichit d’artistes belges, de Marcel Broodthaers à Patrick van Caeckenbergh. En revanche, Luc Tuymans ou Wim Delvoye, qu’ils ont pourtant rencontrés, ne figurent pas sur leurs cimaises. « En Belgique, nous étions intéressés par le côté onirique, surréaliste. Les Belges ont ce problème de langage, que l’on voit avec Broodthaers, et que nous avons nous-mêmes expérimenté dans tous les pays », remarque Jean-Conrad Lemaître.
« Mobilité intellectuelle »
De retour à Londres en 1994, l’histoire prend une autre tournure. « Dans les autres pays, la collection était une façon d’entrer dans une culture, un pays, remarque Caroline Bourgeois, directrice du Plateau/FRAC (Fonds régional d’art contemporain) Île-de-France à Paris. La collection commencée à Londres n’est pas liée à une inscription locale. Ce n’est pas un outil, mais une passion tout court. » Si les Lemaître demandent conseil, ils ne s’entourent pas pour autant de spin doctors (« conseillers en communication politique »). Ils recherchent plus le dialogue que la validation de leurs choix. À l’inverse de nombreux collectionneurs cadenassés par une poignée de galeries, ils ne sont pas non plus attachés à un canal d’achat ou d’information attitré. « Ils sont très curieux et ne vont pas que dans les lieux évidents ou à la mode. Ils peuvent aussi bien aller au Fresnoy [au Studio national d’arts contemporains, basé à Tourcoing] que rendre visite à un étudiant qu’on leur aura recommandé, indique Caroline Bourgeois. Par rapport à ceux qui achètent les artistes déjà établis, avec beaucoup de moyens, ils sont précurseurs. Ils ont acheté tôt des vidéos de Steve McQueen ou d’Alice Anderson. Le fait d’avoir habité dans différents lieux leur a donné une mobilité intellectuelle. »
La vidéo, ces fans de cinéma l’abordent depuis dix ans, avec l’achat en 1996 d’une pièce de Gillian Wearing. Leur collection compte aujourd’hui une cinquantaine de vidéos en édition limitée. « Jean-Conrad a un regard sur le tournant vers le documentaire opéré dans la vidéo à la fin des années 1990, observe Gregor Muir, de la galerie Hauser & Wirth, à Londres. La collection est axée sur le regard des artistes sur la réalité, ses marges, ses changements politiques, sociaux et économiques. Jean-Conrad explore ce champ autant sinon plus que des curateurs ou des galeristes. » Le couple s’est davantage orienté vers des vidéos monobandes que vers les installations. « Il faut être réaliste, nous ne sommes pas un musée », justifie Jean-Conrad Lemaître.
Des passeurs
Bien qu’il s’agisse d’une passion privée, leur collection relève plus du partage que du secret. « Il y a un aspect convivial dans la vidéo. On en montre à nos amis dans un dîner, comme d’autres se réunissent pour parler de foot. C’est le même geste que tirer une gravure d’un portfolio pour la montrer à des proches. Ce sont des moments de communion », défend Jean-Conrad Lemaître avec les accents d’un missionnaire. Et d’ajouter : « Les gens sont réticents à acheter de la vidéo pour trois raisons sérieuses : l’équipement, mais celui-ci est aujourd’hui plus fiable et moins cher ; la conservation, un souci majeur effectivement, mais elle est aujourd’hui plus stable ; et enfin les certificats. Aujourd’hui, ceux-ci sont plus clairs et normalisés. Les craintes antérieures sont injustifiées. »
Si les Lemaître poussent leur prêche jusqu’à promouvoir une jeune foire de vidéo, « Loop », ils placent aussi leur énergie au service d’autres causes. « Ce sont des passeurs, des médiateurs, notamment vis-à-vis des curateurs anglais pour leur faire connaître la scène française », souligne Jean-Marc Prévost, inspecteur de la création artistique à la délégation aux Arts plastiques. Ils comptent ainsi comme un élément moteur de l’opération « Paris Calling », dont le lancement est prévu à Londres le 31 octobre 2006, dans la foulée de l’événement « Made in Paris » monté voilà deux ans. « Jean-Conrad m’a aidé à sélectionner les bonnes galeries londoniennes tandis qu’Isabelle me conseille sur les aspects communication », explique Sophie Claudel, attachée culturelle à Londres. Même si Isabelle Lemaître ne boude pas les mondanités, la vie du couple bat plus au rythme de l’apostolat que des officialités. Une vertu dont beaucoup d’amateurs pourraient s’inspirer.
1943 Naissance de Jean-Conrad Lemaître.
1949 Naissance d’Isabelle Lemaître.
1982 Installation à Madrid.
1989 Installation à Bruxelles.
1994 Retour à Londres.
1996 Achat d’une première vidéo de Gillian Wearing.
2005 Membre du comité de sélection de la foire « Loop » à Barcelone.
2006 Exposition de la collection à la Maison rouge, à Paris (17 février-14 mai) ; opération « Paris Calling » en octobre.
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Isabelle et Jean-Conrad Lemaître, collectionneurs
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°227 du 16 décembre 2005, avec le titre suivant : Isabelle et Jean-Conrad Lemaître