Invité du Musée du Louvre, le dessinateur de BD Enki Bilal a imaginé les « Fantômes » dont l’établissement serait hanté.
En 2003, sous l’impulsion de son responsable des coéditions, Fabrice Douar, le Musée du Louvre ouvrait ses portes à la bande dessinée. Nicolas de Crécy, Marc-Antoine Mathieu ou encore Hirohiko Araki ont eu carte blanche pour réaliser un album dans lequel le Musée du Louvre tient un rôle prépondérant. Parallèlement à la publication de l’ouvrage en partenariat avec les éditions Futuropolis, une petite exposition dans la salle de la Maquette du Louvre marquait l’événement. Enki Bilal est le huitième dessinateur à être convié et ses œuvres du dessinateur sont cette fois exposées dans la salle des Sept-Cheminées, dans l’aile Sully.
L’emplacement est stratégique, les visiteurs venus admirer la galerie d’Apollon y défilant en masse. Et l’idée d’une exposition est facilitée par la nature même du projet d’Enki Bilal. « Les fantômes du Louvre » se démarque en effet des projets précédents, car il ne s’agit pas d’une œuvre narrative dans le sens strict d’une bande dessinée. Enki Bilal a photographié les œuvres de son choix au musée. À partir de ces clichés, il a imaginé une galerie de portraits, une vingtaine de personnages venus hanter ses salles. Les tirages sur toile sont rehaussés à l’acrylique et au pastel, et le texte qui accompagne chaque image fait partie intégrante de l’œuvre.
Maureen Marozeau : Le Musée du Louvre invite depuis dix ans des dessinateurs à trouver une source d’inspiration en ses murs. Comment est né votre projet ?
Enki Bilal : Sébastien Gnaedig, des éditions Futuropolis, m’a parlé de cette collection en partenariat avec le Louvre au moment de la publication du premier album de la série avec Nicolas de Crécy. L’idée me tentait, mais je n’en avais aucune… Le temps a passé, la proposition est revenue, j’ai rencontré à cette occasion Fabrice Douar. Mais mon discours était le même : je n’avais pas d’idée pour une bande dessinée. Ils ont insisté, m’ont fait rencontrer Henri Loyrette [le président-directeur du Louvre]. Dans la demi-heure qui suivait, j’avais l’idée. J’avais déjà fait des photos, j’avais déjà peint sur photo, j’ai réalisé deux ouvrages sur ce principe avec Pierre Christin. Cela me paraissait absurde de dessiner ou peindre l’intérieur d’un musée. En revanche, on peut le prendre en photo. J’ai immédiatement eu l’idée de photos décadrées et d’un visage qui sort de la photo. Puis de raconter la vie, presque comme une fiche de police, de ce personnage qui, à un moment de sa vie, a croisé l’œuvre. Quelqu’un a suggéré l’idée de fantôme, et le titre de travail est resté. Et comme il s’agit de fantômes, il fallait une mort brutale. Cette notion de destin tragique me plaisait car elle se rapporte à la culture ancestrale du fait divers. Les naissances sont en revanche à la limite de l’absurde : il fallait le lieu, la date, l’heure à la minute près, le temps qu’il faisait, le poids, la taille, pourquoi pas les maladies infantiles… Cette absurdité a rendu finalement l’idée globale cohérente. Il y avait à la fois du recul, du second degré, de l’humour noir, une fin brutale et une vie normale avec la rencontre avec l’œuvre.
M.M. : Vous avez réalisé plusieurs centaines de clichés. La sélection a-t-elle été facile ?
E.B. : D’une manière surprenante oui. Au début je photographiais tout, sous plusieurs angles. Et dès la deuxième séance, je me suis laissé porter par des œuvres spécifiques – comme le casque corinthien qui m’attirait particulièrement –, tout en abordant deux ou trois poncifs tels que La Joconde, La Victoire de Samothrace. Je suis arrivé à 400 photos à partir desquelles j’ai fait un premier tri inconscient. Puis le choix s’est fait très rapidement. Je voulais aussi montrer le Louvre en tant que lieu, et pas seulement la Grande Galerie. Je me suis donc imposé les « salle rouges », avec le personnage de Djeynaba (qui m’a donné du fil à retordre !). La couleur s’est imposée, j’ai imaginé un conte fantastique à son sujet, le seul qui détonne du reste.
M.M. : Comment avez-vous mené vos recherches ?
E.B. : À chaque fois j’ai fait des recherches sur l’œuvre, l’artiste… Quand l’œuvre était trop ancienne, je l’ai inventé. Il a aussi fallu choisir entre plusieurs théories sur les dates, en allant parfois jusqu’à les mélanger. Un historien serait scandalisé ! Je réunissais des informations puis je faisais des calculs sur l’âge de mon personnage, le moment auquel il rencontre l’œuvre… Tout ce travail de construction était passionnant.
M.M. : L’un de vos personnages, Marcus Dudke, était un fidèle du Louvre. Est-ce un lieu que vous-même avez beaucoup fréquenté ?
E.B. : Beaucoup non, mais régulièrement. C’est un endroit que j’ai fréquenté quand j’avais besoin de me constituer, comme à l’adolescence puis à l’âge de 25-30 ans. J’habite à côté, le Louvre fait partie de mon paysage. S’il disparaissait, je serais perdu.
M.M. : Des générations d’artistes sont venues au Louvre pour copier les Anciens et parfaire leur art. Les dessinateurs de BD posent-ils ce même regard sur le travail de leurs « Anciens » ?
E.B. : Je pense que les artistes qui pratiquent le dessin pour la bande dessinée, en particulier ceux qui travaillent leur style, sont des gens qui n’ont pas besoin de modèle, de ce rapport fastidieux à la copie. Tout passe par l’imaginaire. Il faut un talent important, très consistant, dès le départ, pour dessiner des personnages, des expressions, des mouvements, des perspectives, des paysages… Ce talent est inné, il se travaille mais pas dans les musées en copiant. C’est sans doute pour cela que la bande dessinée continue à être un art sous-estimé et un genre méprisé par des tenants de l’art officiel. La liberté de la bande dessinée et son vivier de talents dérangent car on n’est pas dans quelque chose de figé. J’ai évidemment beaucoup regardé les dessinateurs de BD comme Hergé. J’ai appris énormément en regardant Moebius (Jean Giraud), Gire, Uderzo, Poïvet… Dessinateur débutant, à 14-15 ans, c’est ça que l’on copiait. Mais je copiais aussi Gustave Doré pour apprendre les hachures de la gravure, Delacroix, Géricault… Je ne me souviens pas combien de fois j’ai dessiné Le Radeau de la Méduse pour comprendre les muscles, les corps, la jambe, le pied…
M.M. : Mais cette exposition au Louvre n’est-elle pas une forme de consécration ?
E.B. : C’est vrai en soi, mais bizarrement je n’en suis pas forcément conscient. Ce livre est né dans le Louvre et donc il retrouve sa place. Peut-être que s’il n’y avait pas eu les cartels qui narrent l’histoire du personnage, je me serais dit que mes tableaux étaient entrés au Louvre… Mais là c’est un tout. Je serais presque vexé de voir les gens passer devant les œuvres sans lire au moins un de ces cartels pour comprendre le sens du travail.
M.M. : Quel regard portez-vous sur les prix qu’atteignent les planches originales lors de ventes aux enchères ?
E.B. : Avant même que je ne vende des premières planches à des prix dérisoires il y a très longtemps, pour subvenir à mes besoins, je sentais que se constituait un marché. Et puis les cotes ont monté, celles des artistes morts bien entendu. Un jour, parce que je ne vais pas tout garder, j’ai fini par mettre en vente, par le biais de mon galeriste Christian Desbois, des illustrations et des peintures dans une vente de bandes dessinées chez Artcurial. Lors de cette vente [24 mars 2007], une de mes toiles a fait près de 177 000 euros, alors qu’elle était estimée 35 000 euros [Bleu sang]. L’estimation me semblait folle car j’avais vendu ce tableau en 1994 pour 75 000 francs. L’expert d’Artcurial était confiant, il s’attendait à des surprises. Comme ce portrait de femme estimé 6 000 euros et vendu 100 000 euros… Devant de tels résultats, on prend acte. Un an plus tard, mes planches d’histoires très emblématiques pour le public comme La Femme piège, et Partie de chasse faisaient encore enfler ma cote en ventes publiques. Dès lors, je me suis naturellement dirigé vers la peinture, en décidant d’exposer en galerie des tableaux grand format. Après avoir été exposées à New York, Pékin et Berlin, les œuvres ont été vendues chez Artcurial à des prix records. Je viens de la bande dessinée et je suis maintenant dans l’art contemporain. Une revue spécialisée posait récemment la question : « Enki Bilal peintre : pour ou contre ? » J’étais consterné. À ce moment-là, en quoi Buren est-il de l’art ? En quoi peindre des lignes ou poser un balai contre un mur est-il plus de l’art qu’une peinture de Bilal, Crécy ou Moebius ?
M.M. : Y a-t-il de jeunes dessinateurs que vous suivez de près ?
E.B. : J’en connais certains, il y en a de très doués. Bastien Vivès [né en 1984] est celui que je cite un peu systématiquement car il est brillant. Je trouve son travail étonnant et sa méthode de travail sur ordinateur surprenante. L’œuvre n’est donc pas physique mais c’est une autre génération. C’est de l’ordre du narratif, un univers qui lui appartient et qui est totalement nouveau. L’art ne va pas être desservi par des artistes qui viennent de la bande dessinée, loin de là.
Jusqu’au 18 mars, Musée du Louvre, 32-34 quai du Louvre, 75001 Paris, tél. 01 40 20 50 50, www.louvre.fr, tlj sauf mardi 9h-18h, 9h-21h45 le mercredi et le vendredi.
Publication, coéd. Musée du Louvre/Futuropolis, 144 p., 66 ill., 25 €. Disponible en version luxe (700 exemplaires signés et numérotés par l’auteur).
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L’actualité vue par Enki Bilal - Dessinateur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°383 du 18 janvier 2013, avec le titre suivant : L’actualité vue par Enki Bilal - Dessinateur