De nouvelles formes de récit et de temporalité se sont imposées dans la création des vingt dernières années, entre art et cinéma, brouillant les frontières et régénérant les deux champs.
« Cinéma d’artiste », « cinéma prospectif », « cinéma élargi », « post-cinéma » ou encore « troisième cinéma » – lequel rassemble de nouvelles formes de récit et de temporalité, selon l’historienne et critique d’art Pascale Cassagnau (1) –, la diversité de la terminologie traduit bien la difficulté à identifier et définir précisément ce cinéma pratiqué depuis deux décennies par des artistes venant du champ des arts visuels. Loin de vouloir retracer une filiation entre le Ballet mécanique (1923) de Fernand Léger, les films de Man Ray ou Dalí, le cinéma lettriste d’Isodore Isou et Maurice Lemaître et les dernières réalisations de Douglas Gordon ou Philippe Parreno, l’objectif est ici d’apprécier la nature et l’ampleur des changements intervenus dans le rapport des artistes plasticiens à l’expérience cinématographique au cours des deux dernières décennies, et plus particulièrement à partir des années 2000, avec l’apparition de la technologie numérique. Si à la grande époque du cinéma dit « expérimental » (ou « deuxième cinéma »), dans les années 1960-1970, les frontières sont devenues très poreuses entre art et cinéma avec des figures comme Andy Warhol ou Michael Snow, le musée ou la galerie ne s’ouvriront réellement aux « images en mouvement » qu’avec l’avènement de l’art vidéo. Issu par nature de la télévision, ce médium, par sa facilité d’usage, sera vite adopté par nombre d’artistes de la performance ou de Fluxus, et deviendra un outil essentiel pour une critique des formes de l’industrie et du spectacle. En quoi le cinéma d’artiste se différencie-t-il de cet « art vidéo » dont l’histoire se poursuit aujourd’hui, parfois par des démonstrations magistrales comme avec Pipilotti Rist, Gary Hill ou Bill Viola ? La distinction réside sans doute dans l’intérêt particulier que vont développer certains pour des spécificités et formes cinématographiques.
Nouvelle vague
Alors que le cinéma expérimental, et ses enjeux critiques, tend dans les années 1980 à « s’académiser » dans ses traductions plastiques (grattage, interventions sur pellicule), ce champ va connaître un renouveau au tournant des années 1990 par l’entremise d’une génération de plasticiens fascinés par Godard, Pasolini, David Lynch et même Spielberg. C’est d’abord en creusant l’idée de « remake » que les artistes vont s’approprier, détourner et déconstruire les structures cinématographiques (durée, montage, ellipses, jeux d’acteur, doublage…). L’exemple type en est le 24 Hours Psycho (1993) de Douglas Gordon, une installation qui étire jusqu’à vingt-quatre heures la projection de Psychose (1960) d’Alfred Hitchcock, renouvelant la perception de ce film à suspense. Du même Hitchcock Pierre Huyghe réalisera son propre Remake (1994-1995), reprise intégrale de Fenêtre sur cour à l’aide de moyens volontairement rudimentaires. S’appliquant à déjouer et à ouvrir les structures narratives du récit, Huyghe convie Bruno Ganz et tourne, vingt ans plus tard, un long travelling reliant deux scènes de L’Ami américain (Wim Wenders), plan séquence qui sera intercalé dans la bande originale (L’Ellipse, 1998, vidéoprojection sur 3 écrans). Il va plus loin en réactivant Dog Day Afternoon, un thriller de Sidney Lumet basé sur un fait divers. Dans The Third Memory, Huyghe confronte trente ans après les faits le récit filmé de l’auteur même du hold-up à son adaptation à l’écran – réglée par les mécanismes hollywoodiens – et à son interprétation par Al Pacino, critiques portées par le même protagoniste. L’œuvre enchevêtre fiction et réalité. Dans une critique plus « déjantée » de l’industrie cinématographique, Brice Dellsperger recycle dans la série de ses « Body Double » (1995-2010), sur un mode mi-parodique mi-fièvreux, des scènes de films de Brian de Palma, et livre encore à travers la figure du travesti (jouée par Jean-Luc Verna) sa version de L’important c’est d’aimer (A. Zulawski, 1975).
Déployée dans l’espace muséal, cette « expérience de la temporalité », qui s’accompagne d’une « reconstruction subjective de la durée » et se substitue au défilement cinématographique, sera théorisée sous le vocable de « cinéma d’exposition » par Jean-Christophe Royoux (2). Surtout, pour la première fois en 1996, le Turner Prize est attribué à un artiste vidéo, Douglas Gordon. Deux ans plus tôt, Matthew Barney, soutenu par la très puissante galerie américaine Barbara Gladstone, a inauguré son cycle « Cremaster » (1994-2002), dont les films seront présentés dans les musées accompagnés de dessins et sculptures, ou de façon autonome dans le circuit cinématographique.
« Possibilités narratives »
Si le remake revisite, décortique et dissout la structure linéaire du « grand classique », la production qui suivra assume de façon plus sentimentale peut-être son rapport au mythe. À l’hiver 1998-1999, l’ARC-Musée d’art moderne de la Ville de Paris convie simultanément Dominique Gonzalez-Forster, Pierre Huyghe et Philippe Parreno à concevoir une exposition où les œuvres « ne se succèdent pas mais forment un ensemble, un parcours de possibilités narratives » (3). Les projections sont insérées dans un dispositif destiné lui-même à produire du récit : le paradigme cinématographique est partout. Il reste présent en 2009 dans la monographie de Parreno au Centre Pompidou, pour laquelle les vitres de la galerie Sud étaient obstruées toutes les dix minutes, le temps d’une projection de June 8, 1968 (70 mm). Le film retrace magnifiquement le voyage du train qui transportait le cercueil de Robert Kennedy deux jours après son assassinat, réinterprétation de l’album photographique réalisé par Paul Fusco (Funeral Train). Aujourd’hui, le modèle cinématographique a inspiré Boris Achour, qui propose une vision structurée en « Séances » des films et objets qu’il a réalisés pour le Crédac, à Ivry-sur -Seine.
Démocratisation des outils
Toujours au cours de la décennie précédente, des expositions internationales d’envergure explorent ce rapport au cinéma, ainsi, en 1999 au Stedelijk Van Abbemuseum (Eindhoven, Pays-Bas), « Cinéma Cinéma », avec, outre Huyghe et Gordon, Eija-Liisa Ahtila, Pierre Bismuth (4), Mark Lewis ou Sharon Lockhart, ou, en 2008, « The Cinema Effect : Illusion, Reality and the Moving Image » au Hirshhorn Museum & Sculpture Garden à Washington (D.C.), qui compte entre autres Rodney Graham, Anthony McCall, Stan Douglas, Tacita Dean, Tony Oursler, Teresa Hubbard/Alexander Birchler, Omer Fast, Jeremy Deller, Isaac Julien ou Steve McQueen (passé depuis avec brio de l’autre côté, sans renoncement aux idées-forces de son travail).
Entre ces deux manifestations, les progrès de la technologie ont quelque peu bouleversé la donne. Si le No Sex Last Night (1992) de Sophie Calle et Greg Shepard est encore tourné avec un caméscope Hi8 (les images ayant été gonflées en 35 mm), l’arrivée du numérique et la démocratisation des moyens qui s’ensuit va permettre aux artistes d’accéder à une qualité d’image de niveau professionnel – bien que Tacita Dean, par exemple, reste attachée jusque dans la projection au film argentique, ainsi que le montre la galerie Marian Goodman (Paris, New York). Le montage pourra également être travaillé de manière relativement indépendante. Il en est résulté une profusion de propositions, films monobandes, films pensés en boucle ou inscrits dans une installation, destinés donc aux musées, de Melik Ohanian à Ariane Michel ou Bertille Bak en passant par Shirin Neshat, Clemens von Wedemeyer, Hans Op de Beek ou Demeintas Narkevicius. Mais de plus en plus nombreux aujourd’hui sont aussi les artistes à nourrir l’ambition de voir leur film projeté en salle, afin de toucher un public beaucoup plus large. Reste que pour intégrer la filière cinématographique, faire une demande d’avance sur recettes ou louer du matériel, il est nécessaire de s’adosser à une société de production comme de s’assurer de la distribution.
Comment la galerie, partenaire traditionnel de l’artiste, intervient-elle dans ce processus ? Florence Bonnefous, de la galerie Air de Paris (Paris), joue son rôle d’intermédiaire et de conseil. Pour Sarah Morris, qui a monté sa propre société de production mais vit entre New York et Londres, elle cherche une entreprise pouvant prendre en charge la production exécutive en France de son prochain film. De même, Parreno, Huyghe, Gonzalez-Foerster et Charles de Meaux se sont associés dès 1997 à Xavier Douroux et Franck Gautherot (codirecteurs du Consortium, le centre d’art de Dijon) pour créer Anna Sanders Films. Mais pour Zidane, un portrait du XXIe siècle (2006), réalisé par Douglas Gordon et Philippe Parreno et présenté hors compétition à Cannes, le niveau de financement était autre. Grâce à l’implication de sociétés de production de longs-métrages, l’objet, d’une sophistication extrême du point de vue sonore comme de l’image puisqu’il a nécessité dix-sept caméras synchronisées pour filmer en temps réel Zinedine Zidane lors d’un match de football avec le Real Madrid, a été pensé pour une large diffusion en salle. Ceci, même si les quatre galeries représentant les artistes se sont associées lors de la Foire de Bâle de cette année-là pour en proposer des installations filmiques.
La voie du documentaire
Les galeries contribuent également à la production d’un film en sollicitant en amont leurs collectionneurs. 1395 Days without Red, le film d’Anri Sala (avec Sejla Kameric) présenté dans le cadre du Festival d’Automne en 2011, et montré prochainement au Centre Pompidou, a fait l’objet d’une commande par la société londonienne Artangel, précurseur en ce domaine. Mais c’est par le biais de la galerie Chantal Crousel (Paris) que le film, qui requérait la participation de l’Orchestre symphonique de Sarajevo, a pu être coproduit, sous la forme d’un pré-achat, par le Museum Boijmans Van Beuningen (Rotterdam) et le Museu d’Art Contemporani de Barcelone. Les musées ont reçu ici un DVD (l’édition étant limitée à 6 exemplaires), un format que le disque dur, plus fiable dans la durée, tend à remplacer. Ces institutions disposent cependant rarement des conditions de projection répondant aux exigences actuelles des artistes en termes de qualité de l’image et du son, s’accordent à relever Florence Bonnefous et Chantal Crousel.
Les musées se font aussi prescripteurs. Le Jeu de paume a réalisé d’ambitieuses monographies avec production d’œuvres à la clef pour Ahtila (2008) et Harun Farocki (en 2009, avec Rodney Graham). Corinne Castel, productrice indépendante, collabore quant à elle régulièrement depuis 1993 avec le Centre Pompidou sur des commandes du Musée passées à des artistes. Son travail, qu’elle qualifie d’« empirique face à la singularité des propositions artistiques et à leur entière liberté formelle », consiste à définir les moyens d’une production audiovisuelle spécifiquement adaptée. Après avoir accompagné le travail de Thierry Kuntzel, Stan Douglas, Johan Grimonprez, Huyghe, Gordon ou Ugo Rondinone, elle crée aujourd’hui un fonds de dotation, « Miracle ». Dans la lignée du guichet Image/Mouvement (Centre national des arts plastiques) dont le « label » peut faire levier auprès des producteurs, Miracle entend soutenir et valoriser ce « genre hybride, entre art et cinéma », par la mise en place d’un dispositif financier privé – et favoriser en particulier sa présence dans les festivals de cinéma. Or c’est précisément par la voie du documentaire et de ses festivals que ce cinéma issu des arts plastiques semble avoir pénétré plus sûrement le milieu. Si Olivier Zabat a tourné son premier documentaire (Zona Oeste, 2001), à Rio de Janeiro dans le cadre de la Villa Médicis hors les murs, Miguel et les mines (2002) sera montré au Festival international du documentaire (FID) de Marseille, et Yves (2007) diffusé sur la chaîne Arte. Alors que leur auteur se considérait jusqu’alors comme artiste, les programmateurs de festivals (5) auront changé la destinée de ces films qui échappent à toute narrativité. Jean-Charles Hue est à la fois présenté dans le circuit des galeries et invité à montrer son travail sur les communautés tziganes dans le cadre de festivals, à Rotterdam, Utrecht ou Montréal. Remarqué lors de l’édition 2006 de Loop, la foire de Barcelone, il est révélé en 2010 avec La BM du Seigneur au FID. Ce long-métrage sortira en salle et figurera parmi les meilleurs films de l’année 2011 pour la critique. Citons encore, dans cette veine d’un documentaire envisagé sous un regard un peu différent, Ali Kazma ou Luke Fowler, ou encore Christelle Lheureux ou Marie Voignier lorsque le film glisse vers la fiction.
(2) in Reproductibilité et irreproductibilité de l’œuvre d’art, éd. La lettre volée, Bruxelles, 2001.
(3) propos des artistes in Libération, 12 nov. 1998.
(4) lequel a reçu, avec Michel Gondry et Charlie Kaufman, l’Oscar du meilleur scénario original en 2005 pour le long-métrage Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004).
(5) Citons le Cinéma du réel, EntreVues à Belfort, le Festival du court-métrage de Clermont-Ferrand, le Festival du cinéma de Brive, Premiers plans à Angers.
À noter : « Anri Sala » au Centre Pompidou (3 mai-6 juin) ; diffusion de films de Marie Voignier, le 31 mai à 20h dans le cadre de « Prospectif cinéma » au Centre Pompidou ; à Barcelone : Loop, foire d’art vidéo, du 31 mai au 2 juin ; « Número tres, de la casa a la fábrica », œuvres du Cnap, à partir du 31 mai à La Virreina Centre de la Imatge ; « Panorama 14 », à partir du 2 juin au Fresnoy, Studio national des arts contemporains », à Tourcoing, exposition des œuvres créées par les élèves au cours de l’année écoulée ; « La fabrique des films » (18 artistes de Pointligneplan), à partir du 6 juin à la Maison d’art Bernard-Anthonioz à Nogent-sur-Marne ; Art Basel propose le programme « Art Film », du 14 au 17 juin.
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L’effet cinéma
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Art et cinéma : d’un cadre à l’autre
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°369 du 11 mai 2012, avec le titre suivant : L’effet cinéma