PARIS
Le Musée d’Orsay examine l’œuvre de Van Gogh à l’aune de l'essai enflammé d’Antonin Artaud, Vincent Van Gogh. Le suicidé de la société, rédigé en 1947, dans lequel l’écrivain règle ses propres comptes avec la médecine. L'occasion du rassemblement exceptionnel d'une cinquantaine de toiles de Van Gogh
PARIS - Entre fous, on se comprend. Partant de ce (piètre) postulat, le marchand parisien Pierre Loeb suggère à Antonin Artaud, en 1946, de rédiger un essai sur Vincent Van Gogh. Précédé par l’aura d’un homme si dérangé qu’il s’était coupé l’oreille dans un accès de démence, l’œuvre du peintre restait méconnu – malgré une rétrospective à Paris en 1937, la tentation pour le grand public de sonder les prémices de la folie dans ses toiles était grande. Artaud, homme de lettres, de théâtre et de cinéma, vient alors de sortir de neuf ans d’internement à l’hôpital psychiatrique de Rodez. Le projet ne l’intéresse pas ; il est trop occupé à celui de la publication de ses œuvres complètes. Quelques mois plus tard, une rétrospective Van Gogh ouvre au Musée de l’Orangerie. Pierre Loeb reformule son vœu auprès d’Artaud.
Un homme, ou plutôt un ouvrage, finit de le convaincre de prendre la plume : Du démon de Van Gogh du psychiatre François-Joachim Beer, dont Pierre Loeb lui fait parvenir des extraits parus dans la presse le jour de l’inauguration. Traumatisé par son expérience en psychiatrie, Artaud reçoit cette analyse clinique de la folie du peintre comme un affront personnel. Rédigé en quelques jours fiévreux, Van Gogh le suicidé de la société est venu à Artaud après une visite éclair de l’exposition de l’Orangerie, l’étude de quelques ouvrages que lui avait procurés Pierre Loeb, ainsi que la lecture de la correspondance du peintre avec son frère. De cette immersion est né un texte vindicatif, dans lequel Artaud règle ses propres comptes avec la psychiatrie sous couvert de prendre la défense de Van Gogh. Quoique peu versé dans l’œuvre du Néerlandais, Artaud est prêt à en découdre avec les « redresseurs d’esprit et de poésie » en son honneur. Le souvenir des électrochocs subis sans anesthésie fait que même le docteur Gachet, simple homéopathe, en prendre pour son grade.
La fièvre d’Artaud exhalte l’intensité de Van Gogh
En présentant une cinquantaine de tableaux de Van Gogh vus par le prisme de l’essai d’Artaud, le Musée d’Orsay ose une approche exigeante pour une exposition garantie d’attirer les foules. La commissaire Isabelle Cahn, conservateur en chef au musée, livre une présentation sensible et studieuse, au long de laquelle le regard s’anime et les chefs-d’œuvre prennent corps à travers les mots d’Artaud : « la peinture linéaire pure me rendait fou depuis longtemps lorsque j’ai rencontré Van Gogh qui peignait non pas des lignes ou des formes, mais des choses de la nature inerte comme en pleines convulsions ». L’expérience atteint son paroxysme pour les visiteurs francophones devant un grand écran sur lequel est projeté le Champ de blé aux corbeaux (indélogeable du Musée Van Gogh d’Amsterdam) au son de la voix d’Alain Cuny qui récite, habité, le texte d’Artaud. La rage de l’auteur en viendrait presque à surpasser la frénésie du peintre. Entre les admirateurs de Van Gogh, ceux d’Artaud, et les curieux désireux de redécouvrir l’un dans le regard de l’autre, chacun y trouvera son compte. Ou presque. Car si le jeu appuyé d’Artaud, caractéristique d’une théâtralité exacerbée aujourd’hui révolue, est parfaitement illustré par différents extraits cinématographiques, la petite sélection de ses dessins, dont un autoportrait saisissant de tristesse, laisse un goût de trop peu.
Certes, le propos ne consiste pas à comparer les œuvres, ni les artistes, mais à rappeler l’étape importante qu’est Le suicidé de la société dans le champ critique de l’étude de Van Gogh. Débarrassé de la folie à laquelle un public romantique veut le réduire, le peintre regagne la jovialité, la finesse et l’érudition qui transparaissent dans ses écrits. Van Gogh et Artaud ne sont en définitive pas liés par la démence, mais par l’intensité de leur regard. Celui de Vincent, à la recherche de lui-même dans ses autoportraits, comme celui d’Antonin, planté devant son miroir pour réciter ses textes. Et tous deux continuent d’hypnotiser les foules.
Commissaire : Isabelle Kahn, conservateur en chef au Musée d’Orsay, Paris
Jusqu’au 6 juillet, Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, 75007 Paris
tél. 01 40 49 48 14, www.musee-orsay.fr, tlj sauf le lundi, 9h30-18h, le jeudi 9h30-21h45
Catalogue, coédité par le Musée d’Orsay et Skira, 208 p., 39 €. Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, Gallimard, 1974.
Légende photo
1-
Vincent van Gogh, Portrait de l’artiste, Saint-Rémy-de-Provence, septembre 1889, huile sur toile, 65 x 54,2 cm, Musée d’Orsay, Paris. © Photo : Musée d'Orsay, dist. RMN/Patrice Schmidt.
2-
Man Ray, Antonin Artaud, 1926, épreuve gélatino-argentique contrecollée sur papier, 13,1 x 7,5 cm, Centre Pompidou, Musée national d’Art Moderne, Paris. © Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN/Jacques Faujour.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°410 du 28 mars 2014, avec le titre suivant : Van Gogh dans les yeux d'Artaud