Artiste solitaire, Joseph Mallord William Turner n’en demeura pas moins un regardeur obstiné, certain que la fréquentation des « maîtres » pouvait innerver sa quête de modernité. De la singularité en tant qu’éloge de la perméabilité…
Trente deux mille trois cents. Le nombre d’œuvres réalisées par Joseph Mallord William Turner (1775-1851) n’est pas seulement vertigineux, il est – à de rares exceptions près, Picasso en tête – inégalé. Preuve, s’il en est, que l’artiste britannique ne fut pas seulement un créateur exceptionnel, mais aussi un ogre dantesque, capable de restituer à la plume, à l’huile ou à l’aquarelle son expérience fervente du réel.
Car la main de Turner est à la mesure de son œil : insatiable. Quand celui-ci capte, celle-là retranscrit, quand le second observe, la première traduit, de telle sorte que chaque œuvre porte en elle la contiguïté d’une maîtrise technique et d’une analyse optique, d’une vision et d’une vue. Aussi, qui chercherait à pénétrer l’univers de Turner, à comprendre sa restitution du monde ou ses affinités électives, aura tôt fait d’abandonner l’analyse biographique pour s’en remettre à la seule chose qui vaille et qui parle : l’œuvre, et l’œuvre seule.
Apprendre d’un pair ou d’un voyage
Âpre regardeur, Turner a scruté les maîtres avec une frénésie cannibale. Assimilant, digérant, ruminant les solutions livrées par ses prédécesseurs, il a élaboré avec eux une conversation infinie, parfois inconsciente, jamais involontaire, dont les Galeries nationales du Grand Palais, à la faveur de prêts remarquables, illustrent aujourd’hui les chapitres décisifs. Entre musée imaginaire et panthéon visuel, les œuvres des actuelles cimaises parisiennes dessinent un dialogue majuscule, sans qu’il ne soit jamais question de dernier mot ou de point final.
En 1789, alors que la France voit perler le sang de l’Ancien Régime sur l’échafaud, Turner, âgé de quatorze ans, intègre l’atelier de dessin architectural de Thomas Malton. Tôt rompu aux règles de la perspective et à la maîtrise du trait, le jeune artiste ne tarde pas à exceller dans l’aquarelle topographique, un genre dont il allait devenir, avec son ami et rival Thomas Girtin, l’un des représentants majeurs (Château de Warkworth. L’orage s’approchant au coucher du soleil, 1799).
Traduire la leçon du Lorrain dans le style anglais
Ces années d’apprentissage, outre qu’elles dénotent un sens aigu de l’adaptation, révèlent un artiste précoce que la Royal Academy admet dans ses rangs prestigieux en 1790 avant de l’introniser « Associate Member » dès 1799. Dès lors, Turner ne cesse de décortiquer la leçon de ses pairs, qu’il s’inspire expressément du paysagiste gallois Richard Wilson (Énée et la Sibylle, lac d’Averne, 1798) ou qu’il interprète librement la puissance d’un Piranèse (L’Intérieur de la cathédrale de Durham, vers 1798).
Mues par une intention pédagogique ou nées d’une méditation contemplative, les œuvres composées au tournant du siècle trahissent fréquemment l’empreinte d’un des nombreux maîtres que Turner découvre, en l’absence d’un musée outre-Manche, au gré d’un voyage ou d’une visite de collection privée. À ce titre, le Clair de lune, étude à Millbank (1797) n’est autre qu’une transcription émue du Repos pendant la fuite en Égypte, ce chef-d’œuvre de Rembrandt entraperçu par un jeune artiste chez son protecteur Richard Colt Hoare.
Peintre reconnu et désormais plébiscité par l’establishment londonien, Turner abandonne peu à peu la gamme chromatique sombre des paysages rembranesques pour, à l’aube du siècle, adhérer au « grand style » qu’encouragent les théories académiques. Là encore, l’artiste trouve des compagnons de choix, tant en la personne de Poussin, dont le célèbre Déluge (1664) lui souffle une toile éponyme (1805), qu’en Salvator Rosa, auquel il emprunte la science du cadrage et la liberté iconographique (Le Château de Dolbadarn, nord du pays de Galles, 1800).
Sans sa porosité au génie de Claude Lorrain, qu’il découvre réellement lors de son séjour parisien de 1802 et dont une toile lui arracha des larmes dans sa jeunesse, Turner n’eût sans doute pas été tout à fait le même, lui-même. Quoique légèrement émancipée de l’original claudien (Paysage avec Jacob, Laban et ses filles, 1654), la toile Appulia à la recherche d’Appulus (1814) laisse sourdre une admiration encore servile tandis que Le Paysage au ruisseau (1815) atteste l’habileté reptilienne de Turner pour adapter la formule du Lorrain aux exigences anglaises, autrement dit pour traduire sans trahir.
Sublimer ceux qu’il aime autant que le monde
Discret et secret, Turner n’en est pas moins ambitieux et téméraire. À cet égard, et bien qu’il pût se contenter d’avoir révolutionné le paysage historique, Turner ne délaissa ni les autres genres ni les autres maîtres. Aussi, quand son incursion vers la peinture d’histoire atteste un tribut évident envers Titien (Sainte Famille, 1803) ou Rembrandt (Pilate se lavant les mains, 1830), ses scènes galantes sont encore chaudes du souvenir de Watteau (Ce que vous voudrez !, 1822).
Alors que l’assagissement paraît le guetter, l’audace, peut-être l’orgueil, arrache Turner à une rêverie assumée et à une manière affinée. La joute esthétique qu’il mène avec ses contemporains témoigne de la hardiesse avec laquelle l’artiste parvient à régénérer son style afin de rivaliser avec les ciels tempétueux d’un Constable (Bateau échoué, 1827-1828) ou les plages nacrées d’un Bonington (La Plage de Calais, 1830).
La mer, le ciel. Il faudra Venise, ses mers et ses ciels, ses lumières et ses silences, pour que Turner, après être revenu à la création de Claude Lorrain (Regulus, 1828-1837), entreprenne une dernière traduction du visible, faisant du monde un gigantesque firmament incandescent où la création des maîtres brûlerait d’une modernité incendiaire (Mercure envoyé pour avertir Énée, 1850).
1775
Naissance à Londres.
1789
Croque la campagne anglaise.
1790
Est admis à la Royal Academy of Arts.
1802
Visite du Louvre.
1819
Voyages à Rome et à Venise.
1837
Publie The rivers of France qui regroupe vues de la Seine et de la Loire.
1845
Dernier séjour en France.
1851
Meurt à Londres après avoir légué plus de 30 000 œuvres à l’Angleterre.
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Turner, en bonne compagnie
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°622 du 1 mars 2010, avec le titre suivant : Turner, en bonne compagnie