Aujourd’hui en partie conservées au Musée de Taipei, les collections d’art des empereurs de Chine sont le miroir flatteur que se tendaient à eux-mêmes les fils de Han. Ils voyaient l’histoire de leur pays comme une longue fresque ininterrompue ayant résisté aux guerres, aux invasions, aux changements de dynasties. Exceptionnellement sortis de Taipei, ces objets de bronze, de jade et de papier débarquent ce mois-ci au Grand Palais à Paris.
Les prémices de la collection impériale ont été rassemblés par les souverains Song du Nord, empereurs lettrés, admirables artistes du XIe siècle, désireux de s’entourer d'un cadre de qualité. C'est l'époque où l’on prend conscience de la valeur du passé artistique du pays. Des savants l’étudient d’après les textes. On collectionne les trouvailles. Ces recherches se poursuivent jusqu’au début du XXe siècle, mais c’est surtout sous le règne de Ch’ien-Lung (1736-1795) que la majorité des pièces est réunie. Pour les Chinois, la possession de ces trésors de culture, bien plus que l’appartenance à une dynastie, légitime la puissance impériale. On estime que seuls les souverains possédant une claire vision du passé peuvent guider le peuple vers le futur. Il faut donc remonter toujours plus loin vers les origines. D’où cette collection comptant des centaines de milliers d’œuvres jalonnant sans interruption cinq millénaires de l’une des plus brillantes civilisations du monde. Mais la révolution de 1911 sonne l’effondrement de la dynastie des Qing. En 1925, une partie de la Cité interdite, transformée en musée, est ouverte au public.
Six ans plus tard, l’invasion japonaise en Mandchourie exige de mettre les collections à l’abri. Les plus belles pièces partent vers le sud, Shanghai puis Nankin. Pour échapper à la menace communiste, les collections sont enfin évacuées vers l’île de Taiwan. Mais que contenaient ces quatre mille deux cents mystérieuses caisses arrivées à Taipei après leur périple à travers la Chine ? Pas moins de six cent quarante mille œuvres, des milliers de rouleaux de peinture sur soie, de calligraphie, des livres anciens, des objets d’art, bronzes, porcelaines, laques et jades.
Cinq millénaires de jade
Plus que toute autre matière, le jade – néphrites et jadéites – touche aux profondeurs de l’âme chinoise. Apprécié pour sa beauté et son caractère inaltérable, très tôt associé à des notions de survie, le jade a été travaillé depuis la fin des temps néolithiques, mais les jades de qualité parfaite des collections impériales datent généralement du deuxième millénaire avant J.-C. Retrouvés dans des tombes auprès des défunts, ils semblent avoir eu un rôle rituel d’offrandes aux dieux ou aux ancêtres car ils ne portent pas de traces d’usure. Certains sont des haches ou des lames, mais les plus fascinants sont les disques bi ou les cylindres cong, aux formes géométriques d’une admirable pureté. Incorruptibles symboles d’éternité, ils accompagnaient le disparu et devaient préserver son corps. Dans les périodes suivantes, sous les Zhou, ce rôle rituel disparaît au profit d’un emploi ornemental. Le bijou de jade est alors souvent un pendentif en forme de dragon, silhouette qui enchaîne des courbes parfaites, tandis que d’autres pendentifs représentent des animaux réels. Tous sont des insignes de richesse et de puissance. Sous les Han, aux Iers siècles avant et après J.-C., un nouveau changement se dessine avec l’apparition d’animaux fantastiques ou réels. Des chimères de jade sont supposées transporter vers l’immortalité leur fardeau humain. Les princes sont ensevelis dans des vêtements réalisés en cette matière. Enfin, sous les Ming, l’art du jade connaît un nouvel essor avec la production de coupes de formes variées, et de toutes sortes d’objets au décor toujours plus complexe.
Du bronze pour les vases
L’emploi du bronze ne s’est pas poursuivi aussi longtemps que celui du jade. Il a duré environ quinze siècles. Les vases collectionnés par les empereurs ne remontent pas aux origines mais aux dynasties Shang et Zhou (environ 1600 à 200 avant J.-C.). Symbole de richesse et de puissance, le bronze a permis de couler des vases chargés de significations rituelles, destinés aux festins offerts aux ancêtres royaux. Au cours des siècles, la silhouette de ces récipients a beaucoup évolué. Les formes d’abord imitées des vases de terre cuite ont été allégées, les décorations se sont diversifiées, transformant progressivement des objets utilitaires en chefs-d’œuvre de métal. Très tôt, dès la dynastie des Han, ces vases ont acquis un prestige incomparable. La découverte d’un seul d’entre eux semblait de bon augure. L’objet était collectionné et la trouvaille mentionnée dans les chroniques impériales. Ils étaient un lien tangible avec l’Antiquité, car certains contenaient des inscriptions mentionnant des dates, des noms et des événements.
De la calligraphie à la peinture
Avec l’unification politique de l’empire par les Han, l’écriture devient standardisée. Elle joue un rôle très important pour confirmer la légitimité des empereurs. On définit successivement cinq styles de caractères ; les plus anciens, de forme géométrique, sont gravés avec un stylet dans le bronze ou le marbre. Par la suite, le pinceau remplaçant le stylet, les formes deviennent toujours plus souples et permettent, telle une peinture abstraite, d’exprimer toutes les nuances de la sensibilité et de la poésie. Parallèlement à la calligraphie, la peinture a existé en Chine dès les origines mais, dans les collections impériales, les œuvres les plus anciennes datent des Tang. Les peintres représentent alors des scènes de la vie de cour. On s’intéresse aussi beaucoup aux magnifiques chevaux des haras impériaux. Han Gan, artiste très célèbre, a laissé des images des plus beaux coursiers des empereurs. Non content de les décrire avec réalisme, il voulait en rendre l’esprit, la violence, la vitesse. Fortement enracinée dans la philosophie, le taoïsme en particulier, et répondant au mouvement cosmique du Yin et du Yang, la peinture de paysage n’est pour les Chinois qu’un moyen, jamais un but en soi. Dès le Xe siècle, les artistes-lettrés veulent atteindre l’harmonie avec l’univers. Dans ce contexte, la peinture est une ascèse, une discipline spirituelle qui doit amener le peintre à se fondre dans la nature, à en percevoir, capter et transcrire les rythmes. Au terme de cette progression, l’œuvre réalisée, qui n’est jamais reprise ni corrigée, exprime le monde intérieur du peintre ; elle doit se comprendre comme un ensemble de symboles. Chaque époque lui a donné une orientation particulière, mais cette volonté de spiritualité n’est jamais absente. Durant la période de chaos qui suit la chute des Tang en 907, lettrés et artistes se retirent dans des ermitages de montagne et découvrent, par contraste, l’ordre moral régnant dans la nature. Revenus à la cour des empereurs Song, ils projetteront sur les rouleaux de soie leur vision du monde et de la place de l’homme au sein de l’univers. Alors s’épanouit l’une des plus admirables formes d’art de la civilisation mondiale. Dans les œuvres de Fan Kuan qui méprisent la couleur et doivent se lire avec les « yeux de l’esprit », d’immenses montagnes réduisent à une taille infime les éléments naturels placés au-dessous. Partout s’exprime un sentiment de vérité éternelle, tandis que l’homme a la taille d’un insecte à peine visible. Après les paysages romantiques du XIe siècle, un sens de la mesure et de l’harmonie marque les œuvres nées dans l’entourage de l’empereur Huizong et de l’Académie. L’empereur était lui-même un peintre et calligraphe de talent, mais sa recherche effrénée de beauté et de poésie devait le mener à sa perte et à celle de son empire envahi par des nomades du nord. Les Song du Sud succèdent alors à ceux du Nord, mais la peinture reste marquée par les épreuves subies. Dans ces « peintures du vide », un sentiment de fugacité s’exprime dans les minuscules barques traversant l’immensité des fleuves.
Sous la dynastie des Yuan, la Chine, pour la première fois, est dominée par des étrangers, les Mongols. Le premier empereur Yuan est le petit-fils de Gengis Khan. Lettrés et artistes, regroupés en petits cercles loin de la cour, adoptent une attitude intimiste. Une nouvelle forme d’expression naît de la fusion, sur un même panneau, d’une peinture complétée de poèmes calligraphiés avec art. Un siècle plus tard, les Ming restaurent la puissance de l’empire. Les artistes sont de retour à la cour, les peintres s’efforcent de retrouver l’esprit de l’art des Song. Cependant, à côté des grands paysages d’inspiration philosophique apparaissent de nombreuses compositions représentant des fleurs et des oiseaux. La couleur fait un timide retour dans des scènes de plus en plus orientées vers la décoration. Les animaux sont admirablement saisis dans leurs poses caractéristiques par Shen Zhou qui ambitionnait de « voler les secrets de la création ».
Perfection de la porcelaine
Dès le règne des Song du Nord, les céramistes chinois ont su produire des porcelaines de qualité parfaite qui jalonnent les siècles. Sur des formes simples imitant parfois les vases de bronze, les couvertes sont d’abord monochromes, blanc pur ou vert céladon. Le regard glisse idéalement sur leur surface, animée seulement par des craquelures. Sous les Song, les admirables ru, aux couvertes gris-bleu ou gris-lavande, sont fabriqués dans l’enceinte même du palais impérial. C’est sous les Yuan que commence à apparaître le décor figuré destiné à se développer dans de vastes proportions sous les Ming pour répondre à la demande intérieure et aux exigences de l’exportation. Les innombrables fours de Jingdezhen sont désormais les grands producteurs de porcelaine en « bleu et blanc », décorée de motifs bleus sous une couverte transparente. Ce début de polychromie devait aller toujours en s’enrichissant, en particulier avec les « couleurs contrastées » doucai connues en Europe sous le nom de « famille rose » et « famille verte ». Le décor esquissé en bleu est alors complété de détails peints au moyen d’émaux sur couverte.
Mais les porcelaines, si belles soient-elles, ne sont pas les seuls objets d’art conservés dans les collections impériales. Sous les Ming et les Qing, elles voisinaient avec des laques sculptés et des émaux cloisonnés qui répondaient aux désirs d’une cour avide de préciosité dans le domaine des arts décoratifs.
PARIS, Grand Palais, jusqu’au 25 janvier, cat. AFAA/RMN, 464 p., 340 F.
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Souvenirs d'une Chine de jade
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°501 du 1 novembre 1998, avec le titre suivant : Souvenirs d'une Chine de jade