À sa mort en 1926, un riche Philadelphien avait réuni le plus bel ensemble d’œuvres du sculpteur outre-Atlantique. Inauguré en 1929, le musée qu’il avait imaginé rouvre aujourd’hui ses portes après trois ans de travaux.
On se croirait à Paris, non ? », sourit Norman Keyes, le responsable de la communication du Philadelphia Museum of Art auquel est rattaché le Musée Rodin. L’impression est troublante, en effet. Sur la promenade Benjamin-Franklin, une large quatre-voies s’étirant à l’est de Philadelphie, l’entrée du musée est une reconstitution fidèle de la tombe de Rodin dans sa villa des Brillants à Meudon.
Le Penseur sur un piédestal surplombe le visiteur à l’avant de la façade XVIIe siècle, réplique exacte de celle que le sculpteur fit remonter dans le parc de sa demeure-atelier. Les représentations d’Adam et d’une Ombre occupent ses arches. Passé la grille d’entrée, le jardin à la française avec ses allées de pierre blanche, le bruit de l’eau dans le bassin et ses parterres de lavande est un musée à ciel ouvert inspiré cette fois du Musée Rodin de Paris. La Porte de l’Enfer se détache sur la façade néodorique du bâtiment. Les niches reçoivent de part et d’autre les figures de l’Âge d’airain et d’Ève tentant de cacher son impudeur. Au fond, les groupes monumentaux des Trois Ombres et des Bourgeois de Calais ont regagné leur socle dans les petites cours est et ouest. L’ensemble des bronzes avait en effet été rapatrié à l’intérieur dans les années 1960 pour des raisons de conservation. Il est aujourd’hui redéployé dans le jardin rénové. Après un an et demi de fermeture, le musée retrouve ainsi l’esprit que lui avait insufflé son fondateur, Jules E. Mastbaum, « roi des cinémas » et passionné de Rodin.
Collectionneur et philanthrope
Mastbaum. Son nom s’affiche en grandes lettres sur le fronton de la toute première salle de cinéma de Philadelphie ouverte en 1905. Il n’est pas l’acteur principal du film, mais le propriétaire de ce nouveau palais de l’image. Avec son frère, il se lance au début du siècle dans l’industrie balbutiante du divertissement cinématographique. Il ouvre progressivement des salles à New York, Washington et Pittsburgh. En 1926, sa compagnie gère plus de deux cent cinquante lieux répartis sur toute la côte est, ce qui lui vaut le surnom de « roi des cinémas ».
À la tête d’une grande fortune, il contribue en bon philanthrope à la vie culturelle et scientifique de sa ville natale, Philadelphie. En amateur, il collectionne quelques bronzes d’artistes français, comme l’animalier Antoine-Louis Barye que son ami Albert Rosenthal acquiert pour lui en France, et se familiarise déjà avec l’œuvre de Rodin par la fréquentation du Musée des beaux-arts.
Mais sa passion pour le sculpteur français ne le saisit vraiment qu’en 1924, lors d’un voyage outre-Atlantique. Sa première visite au Musée Rodin, qui a ouvert ses portes cinq ans plus tôt dans l’hôtel Biron, marque la naissance d’une grande amitié avec son conservateur, Léonce Bénédite, et le début d’acquisitions effrénées des œuvres du maître.
Sa première commande d’une dizaine de pièces se limite à de petits modèles dont un du Penseur. Puis au fil des mois, son ambition grandit de concert avec la quantité et la dimension des œuvres achetées. Les groupes monumentaux des Trois Ombres et des Bourgeois de Calais arrivent bientôt à Philadelphie. Parti d’une petite collection de salon, Mastbaum possède dorénavant une sélection ambitieuse des créations de Rodin. Parallèlement, il fait l’acquisition sur le marché de l’art parisien de marbres, de dessins et d’un carnet d’esquisses de l’artiste.
Il expose sa collection lors de l’Exposition centennale de 1926, fait installer le Penseur dans un jardin public de la ville, mais envisage de plus en plus sérieusement de « rendre [les œuvres] accessibles à l’étude et à la délectation de [ses] concitoyens » de façon permanente. L’idée d’un musée émerge alors. En avril 1926, il engage deux architectes français chevronnés, Paul Cret et Jacques Gréber, ayant respectivement à leur actif la conception de la maison du collectionneur Barnes et celle des jardins en enfilade de la promenade Franklin. Le Musée Rodin de Philadelphie est inauguré le 29 novembre 1929, trois ans après la disparition brutale de son fondateur, en présence de l’ambassadeur de France aux États-Unis, qui n’est autre que Paul Claudel.
La première Porte de l’Enfer
Le musée compte aujourd’hui trois cent quarante œuvres, dont cent cinquante sculptures, essentiellement des bronzes qui sont tous des éditions originales posthumes de Rodin. À la mort du maître en 1917, le musée parisien, devenu son unique ayant-droit, continue de tirer des multiples de ses créations [lire L’œil n˚ 653]. C’est ainsi que Jules E. Mastbaum constitue la plus grande collection d’œuvres du maître outre-Atlantique.
Mais une pièce qu’il considère comme « le plus beau groupe du sculpteur » lui fait encore défaut. Face à sa volonté sans faille, il obtient la permission auprès de Léonce Bénédite de réaliser une copie du marbre du Baiser, à la seule condition qu’elle soit indiquée comme telle sur le cartel. Le père de Jacques Gréber, l’un des architectes, se charge de son exécution en 1929.
Parmi ces œuvres, il en est une deuxième dont le Musée Rodin de Philadelphie est tout particulièrement fier. Il s’agit de La Porte de l’Enfer, dont Jules E. Mastbaum finança le tirage des deux premières éditions. Il conserva l’une et offrit la seconde au musée parisien. À l’occasion de la réouverture, une installation lui est donc consacrée. « Nous avons choisi de dédier l’exposition inaugurale à cette œuvre monumentale de Rodin et aux figures qui en ont été tirées pour retrouver la muséographie d’origine conçue par Mastbaum. Mais aussi parce que le musée possède la toute première édition de La Porte ! », s’enorgueillit Joe Rishel, le conservateur en charge du Musée Rodin. Ainsi, sous la verrière de l’espace central, le Baiser, le petit modèle du Penseur et la Femme accroupie, tous trois tirés de l’œuvre monumentale, sont réunis autour du buste du fondateur.
La fidélité au projet initial de Mastbaum se manifeste jusque dans le rouge pompéien des murs retrouvé et dans les motifs années 1920 des rideaux. Au cœur de Philadelphie, un petit air de Paris souffle sur ce musée où le temps semble s’être arrêté.
Informations pratiques. Musée Rodin à Philadelphie. 2151 Benjamin Franklin Parkway. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 10 h à 17 h. Tarifs : 6 et 4,5 €. www.rodinmuseum.org
Rodin toute l’année, à Meudon. La villa des Brillants de Rodin à Meudon est désormais ouverte à l’année, les vendredis, samedis et dimanches après-midi de 13 h à 18 h. L’artiste acquit cette maison néo-Louis XIII aux enchères un jour de décembre 1895. C’est ici qu’il élabora une grande partie de son œuvre, et où il fut enterré à sa mort. La villa est devenue un musée, ouvert en 1948 et rénové en 1997, qui présente les plâtres témoignant des étapes successives de son travail de sculpteur dans une atmosphère d’atelier reconstituée grâce aux photographies d’époque. www.musee-rodin.fr
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Rodin l’Américain
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°654 du 1 février 2013, avec le titre suivant : Rodin l’Américain