La multiplication des expositions impressionnistes peut laisser croire qu’il s’agit avant tout de thèmes faciles, choisis pour attirer les foules et remplir les caisses des musées. Pourtant, en dépit de ces critiques parfois justifiées, nous assistons ces dernières années à un renouvellement de la compréhension et de la connaissance de ces œuvres, à l’image de l’exposition consacrée aux portraits de Renoir qu’organise la National Gallery d’Ottawa. Le conservateur en chef du musée et commissaire de la manifestation, Colin Bailey, nous expose son point de vue sur les impressionnistes.
Comment vous êtes-vous intéressé aux portraits de Renoir ?
Colin Bailey : En dressant le catalogue de la collection Annenberg avec Joe Rishel, en 1989, car j’étais chargé des portraits. Étonnamment, on ne connaissait que peu de choses sur les personnages représentés. J’ai commencé par faire des recherches biographiques, ce qui m’a permis de trouver un sens plus profond aux traits très habilement et très simplement saisis par Renoir. En cherchant dans les archives familiales, en trouvant des photographies des modèles du peintre, souvent prises au moment même où ils posaient, on peut mesurer sa maîtrise dans la capture de la ressemblance.
Qui étaient les modèles de Renoir ?
On assiste en fait à une véritable progression sociale. Dans les années 1860, ce sont des amis artistes et étudiants de l’atelier Gleyre. Avec les années 1870 et la radicalisation de sa manière, ce sont les collectionneurs et les premiers partisans des impressionnistes, ceux que Duret décrivait à Pissarro, au début de 1874, comme "des collectionneurs de bon goût, mais qui n’ont pas les mêmes moyens financiers que les vrais collectionneurs". À la fin des années 1870 et au début des années 1880, Renoir touche un public plus riche, ses clients étant alors des banquiers juifs et protestants, des financiers, des notables de la IIIe République. Il passe facilement d’un cercle à l’autre. À une époque, il devient même portraitiste, comme Sargent ou Whistler, et il expose au Salon.
Comment Renoir a-t-il été reçu au Salon ?
Le plus souvent, sans aucun commentaire. Lorsque la grande toile représentant Madame Charpentier et ses enfants (Metropolitan Museum) est présentée au Salon de 1879, elle est certes accrochée en bonne place et magnifiquement mise en valeur, mais uniquement en raison de la situation prépondérante du modèle dans la bonne société parisienne. En revanche, le portrait en pied de l’actrice Samary (Musée de l’Ermitage) est accroché directement sous le plafond. Les critiques sont plutôt surpris par le portrait de la famille Charpentier et la plupart d’entre eux l’accueillent favorablement, à la surprenante exception de Zola, pourtant grand ami des Charpentier et des impressionnistes. D’autres critiques, qui apprécient Renoir, font remarquer que le joli portrait de Mademoiselle Samary est mal accroché et à peine visible. Nous avons découvert, durant la préparation de cette exposition, que la ligne de démarcation habituellement tracée entre les partisans de l’Impressionnisme et les tenants de l’académisme classique n’est pas très claire à cette époque : plusieurs des principaux clients de Renoir ont aussi commandé des œuvres à Bonnat, Baudry ou Henner. Lorsque Renoir aborde sa période "classique", vers la fin des années 1880, les commandes de portraits affluent, et il peint également sa famille, son entourage immédiat, ses marchands d’art... Vers la fin de sa carrière, à la veille de la Première Guerre mondiale, il a même des modèles allemands : des collectionneurs munichois comme Wilhelm Müsfeld, Madame Thurneyssen, ou l’actrice Tilla Durieux, également sculptée par Barlach et peinte par Kokoschka, Corinth et von Stuck.
Pourquoi estimez-vous que Renoir est devenu le "souffre-douleur" de l’Impressionnisme ?
Howard Hodgkin disait un jour que si vous peignez avec des couleurs fortes, vous ne serez jamais considéré comme un grand peintre. Cela se vérifie pour Fragonard, Boucher et d’autres artistes d’un XVIIIe siècle que je connais bien, mais aussi pour Renoir. Il est tellement apprécié du grand public en général qu’il suscite toujours une sorte de réaction instinctive de la part de certains spécialistes. La plupart d’entre eux ont plus de difficulté avec Renoir qu’avec les autres impressionnistes. L’artiste est tellement accessible, ses œuvres sont tellement claires, alors que ses nus ont provoqué les hurlements des féministes qui les condamnent en bloc. J’ai toujours été étonné par le fait qu’à quelques exceptions près, Renoir n’a jamais suscité la même curiosité que Cézanne, Degas, Gauguin ou même Monet.
Peut-être est-ce dû au fait que l’on ne peut pas faire de Renoir un porte-drapeau du Modernisme ?
Si vous aviez dit cela à Picasso ou à Matisse, en 1910, ils auraient été en profond désaccord avec vous ! Pour eux et pour des critiques tels que Roger Fry ou Clive Bell, le dernier Renoir – celui des grands nus rouges qui ne sont pas très appréciés – était l’ultime expression du modernisme figuratif. Je pense que son œuvre exige un examen plus approfondi et plus attentif, et qu’elle s’enrichit au fur et à mesure que l’on s’y plonge. Il faut faire un grand effort d’imagination historique pour comprendre que ses portraits d’enfants, s’ils paraissent aujourd’hui des modèles de délicatesse et de suavité, ont été perçus à l’époque comme étranges et difficiles. L’Art Institute de Chicago possède un portrait de Lucie Bérard daté de 1883 qui semble presque un chromo, avec son grand visage, ses yeux bleus et sa blouse. Paul Bérard a écrit à un ami que "ce tableau est tellement différent de ce que fait Henner qu’il éloigne les gens. Nous lui avons donné un très bon cadre, dans la meilleure partie de notre cabinet de travail, et l’on ne peut pas plus l’aimer que nous le faisons". Les gens associent généralement Renoir aux portraits de femmes et d’enfants, mais c’est une révélation de découvrir la force de ses portraits masculins, qui sont parmi les plus beau du XIXe siècle. Malheureusement, certaines œuvres que nous souhaitions présenter n’ont pas pu venir, comme les deux grands portraits de Victor Choquet (collection Fogg et Reinhart, Winterthur) ou celui d’Eugène Mürer (collection Annenberg). Les portraits masculins de Renoir sont rares, en partie parce qu’il était plus "commode" de faire peindre sa femme et ses enfants par un artiste un peu difficile et "expérimental", tout en faisant exécuter sa propre effigie officielle par un Carolus-Durand ou un Bonnat. Les modèles masculins qui choisissaient de poser pour Renoir sont toujours traités avec énormément de sympathie, voire d’affection.
Êtes-vous inquiet de l’accueil de la critique ?
Renoir est un impressionniste, et Renoir est populaire. Je suis sûr que les gens parleront de récupération commerciale… Ironie du sort, les expositions Renoir ne sont pas si nombreuses. On verra un grand nombre d’œuvres inédites, et je crois que si l’on se donne la peine de consulter les essais et la documentation figurant dans le catalogue, on constatera qu’il est plus facile de suivre les différentes phases de la carrière du peintre en isolant un genre précis. En outre, les portraits de Renoir sont de magnifiques peintures. Voilà autant de bonnes raisons d’organiser cette exposition.
LES PORTRAITS DE RENOIR, IMPRESSIONS D’UNE ÉPOQUE, du 27 juin au 14 septembre, Musée des beaux-arts du Canada, 380 Promenade Sussex, Ottawa, tél. 1 613 990 1985, tlj 10h-18h, mer. et vend. 10h-20h. Puis à l’Art Institute de Chicago (17 octobre 1997-4 janvier 1998) et au Kimbell Art Museum de Fort Worth (février-avril 1998).
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Renoir à travers ses portraits
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Abonnez-vous dès 1 €Le Magazine des expositions de juin consacrera un dossier aux tableaux clefs de cette importante exposition
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°40 du 13 juin 1997, avec le titre suivant : Renoir à travers ses portraits