Art de la trace et du geste, le dessin renvoie aujourd’hui à différentes pratiques, différentes formules. Mais alors qu’est-ce que le dessin au juste ? Philippe Piguet, spécialiste du médium, directeur artistique de Drawing Now et collaborateur de L’œil, nous en fait l’esquisse…
Avant toute chose, aborder l’objet par le mot qui le désigne : le dessin. À l’origine, celui-ci s’écrivait « dessein », c’est dire s’il est directement assimilé à l’idée d’une destination. Avoir le projet de faire quelque chose, c’est en avoir le dessein, en avoir l’intention. En passant du statut immatériel à sa manifestation plastique, le concept de « dessein » a donc perdu son « e », ce qui ne devait pas déplaire à Georges Perec dont les Notes préparatoires pour La Vie mode d’emploi sont un pur chef-d’œuvre où le dessin devient roman. Si la référence à cet auteur sanctionne le formidable creuset (comme on en parle en laboratoire) qu’est le dessin, elle signale la diversité illimitée de ses états.
De fait, sa proximité avec la pensée, le recours à toutes sortes de médiums pour tenter de l’exprimer au plus juste, la personnalité enfin de celui qui le produit confèrent au dessin une singularité absolue. Paraphrasant le Discours sur le style prononcé par Buffon à l’Académie française le jour de sa réception, le 25 août 1753, affirmant que « le style est l’homme », nous pourrions dire que le dessin scelle l’homme. Il est sa marque. Sa signature. La simple croix que trace l’analphabète sur un papier en guise de signature acte bien plus que son identité, elle témoigne de sa présence. Le dessin est de cet ordre primordial, existentiel.
Le dessin de toute nature, sous toutes ses formes
Des signes les plus rudimentaires relevés sur les parois des grottes où vivaient nos ancêtres aux images numériques tracées sur les écrans de nos outils technologiques les plus avancés, la différence n’est somme toute que matérielle. L’histoire des formes nous enseigne d’ailleurs de ne pas faire rente des moyens et des protocoles que les créateurs ne cessent de s’inventer. Le dessin est toujours affaire d’identité. L’homme préhistorique dessinait en utilisant des pigments naturels, Léonard et Raphaël employaient la pointe d’argent, Delacroix affectionnait l’aquarelle, Matisse découpait dans le papier, Tinguely laissait faire ses machines, Smithson réalise une monumentale spirale à l’aide d’énormes rochers, Penone opère toutes sortes d’empreintes, et nombreux sont ceux qui se font assister par ordinateur.
Le dessin n’est l’apanage d’aucun médium ni support spécifiques, il s’incarne dans toutes les matérialités, prend forme aussi bien d’un corps mou que d’une matière dure et s’inscrit tant en surface que dans l’espace ou en 3D. Il n’en est pas moins toujours de son temps et, par là même, de tous les temps, voire d’aucun en particulier, parce que fort d’une dimension universelle.
Le dessin libéré du traditionnel exercice académique
Longtemps cantonné à l’émergence d’une simple figure sur un support papier, dans cette qualité finalement réductrice d’ébauche, d’esquisse ou de croquis, longtemps tenu en deçà de l’aboutissement, sinon de l’accomplissement formel d’une pensée, le dessin a conquis de nouveaux espaces en se confrontant à de nouveaux médiums.
Qu’il soit tour à tour ou simultanément projet et concept, processus, généalogie, idéogramme, réflexion sur la notion de limite, moyen mnémotechnique, manière de s’approprier une image, manifestation pulsionnelle, voire vecteur de la création d’entreprise, le dessin procède toujours de l’institution d’une sémiotique dont la multiplication des signifiants compose un langage propre. Parce que l’art contemporain en appelle volontiers à l’hybride et au métissage, l’adoption par le dessin des médiums et des pratiques par lesquels il s’informe aujourd’hui lui offre les conditions d’un élargissement et d’une pérennité.
Pierre noire, sanguine, fusain, craie, détrempe, encre, aquarelle, lavis, gouache, pastel, etc., ne sont plus les matériaux exclusifs du dessin. Sa pratique s’est considérablement enrichie et le dessin contemporain est autre. Du tracé à la trame, de la réserve à l’accumulation, de l’organique au construit, de la feuille au mur, il n’en finit pas d’occuper l’espace. Comme la pensée, il est fondamentalement extensible, capable d’excursions et d’intrusions en tous genres, qu’il soit spontané, élaboré ou complètement maîtrisé. À l’appui des audaces les plus innovantes que les avant-gardes ont suscitées et en écho à toutes les recherches plastiques qui ne cessent d’animer les artistes, le dessin s’est offert au fil du temps de nouveaux territoires d’expression.
Néons, dessins à la fumée de réacteur et dessins au feu
Lorsqu’à la fin des années 1940, Fontana réalise d’inédites arabesques de néons, comme autant de graffitis dans l’espace, il inaugure une pratique d’écritures lumineuses que vont décliner à l’envi les Kosuth, Nauman, Nannucci, Lévêque et consorts. Quand, en 1969, Marinus Boezem exploite les ressources des réacteurs d’un avion dont la fumée blanche inscrit son nom dans le ciel – Signing the Sky – et que celui-ci disparaît lentement dans les nuages, il invente une nouvelle forme de sfumato.
En 2003, Yazid Oulab fait de même quand il crée une vidéo intitulée Le Souffle du récitant comme signe, montrant les fumées de l’encens, agitées par le souffle des orants et dessinant des volutes dont la cursivité évoque l’écriture. Quand, dans les années 1970, Robert Morris joue des plis, des pleins et des déliés des bandes de tissu de feutre qu’il accroche au mur comme autant de bas-reliefs, il instruit le dessin à l’ordre de la troisième dimension. Ce que fait de son côté Daniel Dezeuze avec ses châssis nus, ses découpages de tarlatane colorée, de gaze ou de ruban adhésif. Ce que réalise aujourd’hui Mathias Schmied en vidant de leur substance imagée les comics de Spiderman pour en révéler la structure graphique ou en découpant les taches et les ruissellements d’aquarelle de ses figures de crânes pour les épingler au mur en métaphore de l’idée de vanité.
Quand Christian Jaccard utilisait pour outils cordes, ficelles et nœuds, laissant leurs empreintes sur la toile, voire les érigeant en œuvres brutes, brûlant également des mèches lentes qui, par leur combustion, dessinent leurs traces sur des toiles libres, il rejoignait Yves Klein réalisant ses peintures de feu et faisant de ce matériau le vecteur d’un dessin autre. Tout comme le fait Jean-Paul Marcheschi qui développe depuis plus de vingt ans une œuvre au noir, au feu et à la suie, recouvrant des pages et des pages d’écritures manuscrites, utilisant le flambeau en guise de pinceau et constituant d’improbables palimpsestes. Dans une lettre à son frère Théo, Van Gogh s’interroge et répond tout à la fois : « Qu’est-ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ? C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible qui semble se trouver entre ce que l’on sent et ce que l’on peut. »
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Rémy Jacquier, s’emparer de l’espace
Face aux dessins de Rémy Jacquier, le regard semble être mis en échec : soit il reste en dehors ne réussissant pas à trouver la moindre entrée pour tenter d’en démêler les fils, soit il est pris au piège d’un imbroglio graphique dont il n’arrive pas à se dépêtrer. L’artiste parle de ses grands
dessins aux allures d’agglomérats mi-organiques, mi-architecturaux comme de « danses au fusain ». Réseaux, rhizomes, diverticules s’y déploient en une chorégraphie ramassée et touffue qui s’empare de l’espace comme pour mieux l’emprisonner. Les dessins de Jacquier déterminent tout un monde en formation qui renvoie aux images natives de cocons, de nids, de pelotes. Quelque chose d’une origine y est à l’œuvre qui relève d’un mystère insondable.
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Les trous noirs d’Abdelkader Benchamma
Stylo ou feutre et encre noire, les dessins d’Abdelkader Benchamma jouent des contrastes entre l’occulte et le lumineux, le sombre et le clair, la nuit et le jour, comme le proclame l’un de ses dessins intitulé Représentation de matière sombre autour d’un point lumineux (2011). Tout y est dit, écrit, inscrit. D’une image à l’autre, Benchamma se plaît à composer avec les notions d’îlot et d’archipel, de tas et de surface, de figuration et d’abstraction, de solide et de gazeux, de vu et de caché. Aussi son art balance-t-il entre l’infiniment petit et l’infiniment loin, comme une tentative de comprendre l’Univers, et ses dessins semblent-ils nous entraîner jusqu’aux bords d’innommables trous noirs.
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Claire Tabouret, lumière mentale
Ni de jour ni de nuit, les dessins de Claire Tabouret offrent à voir une troublante lumière violacée – une lumière mentale – qui confère à ses paysages de maisons et d’arbres quelque chose d’une énigme. Exécutés au feutre, à grand renfort de petites touches posées les unes à côté des autres, ils émergent au fur et à mesure du travail selon le principe même de l’écriture. La trame qui en résulte installe le sujet à l’ordre d’une sorte de géologie de la mémoire qu’excède son reflet, noyé dans la matière aqueuse du subjectile employé par l’artiste. Le monde de Claire Tabouret est irréel, façon Böcklin et Degouve de Nuncques réunis, dans l’évocation d’un lointain innommable. D’une vision possiblement onirique.
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Qu’est-ce que le dessin à l’âge contemporain ?
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°645 du 1 avril 2012, avec le titre suivant : Qu’est-ce que le dessin à l’âge contemporain ?