Photographie

L’Œil photographique d’Émile Zola

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 19 février 2025 - 1425 mots

On connaît l’écrivain engagé, on ignore le photographe. À travers plus d’une centaine de tirages, 26 clichés orignaux ainsi que des objets personnels, l’Espace Richaud, à Versailles, expose jusqu’au 20 avril le travail photographique d’Émile Zola, révélant une facette méconnue de l’auteur de L’Assommoir et de Germinal.

Deux enfants élégants, souriants, un frère et une sœur, se tiennent à la fenêtre. Denise, l’aînée, est habillée d’une robe à carreaux, parée d’un grand col de dentelle, typique des petites filles des classes aisées de la fin du XIXe siècle. Son petit frère Jacques porte une chemise blanche avec des manches ballons. Il a les cheveux longs. Les deux enfants sourient avec douceur et espièglerie, et l’on sent la tendresse qui les lie à celui qui se trouve derrière l’objectif de l’appareil photo : Émile Zola (1840-1902). La scène se déroule en 1898, au Royaume-Uni. L’écrivain a dû s’exiler en Angleterre : il avait été condamné à la prison, dans un contexte d’antisémitisme virulent, pour avoir pris la défense du capitaine Dreyfus en publiant son célèbre J’accuse ! Le jour du verdict, l’écrivain a décidé de quitter la France. Ses enfants et leur mère sont venus le rejoindre le temps de l’été. Ce cliché éclatant de vie témoigne de l’affection de l’écrivain pour ses enfants, aussi bien que de son talent de photographe. On l’imaginait volontiers grave, austère, marqué par le tragique de l’existence. On le découvre affectueux, sensible à la joie et à la beauté de l’instant, émerveillé par le progrès. Et surtout, on admire l’« œil » de cet écrivain qui fut dans sa jeunesse un frère d’armes des impressionnistes.

Rencontre de l’amour et de la photo

Zola a découvert la pratique de la photographie dix ans avant son exil, à une période critique de sa vie. Pendant l’été 1888, l’écrivain âgé de 48 ans, séjourne avec sa femme Alexandrine chez un ami, l’éditeur Georges Charpentier. Le couple – qui n’a pas d’enfants – est accompagné de trois domestiques. Parmi eux, une lingère de 21 ans, Jeanne Rozerot, recrutée par Alexandrine. Zola ne tarde pas à s’éprendre de cette jeune femme à la taille très fine, pour laquelle il se mettra au vélo pour perdre du poids et rajeunir. « La découverte de la photographie pour Zola accompagne son regard amoureux », observe Émilie Maisonneuve, directrice de l’Espace Richaud et co-commissaire de l’exposition. Il se trouve en effet que cet été-là, Victor Billaud, journaliste et photographe, lui enseigne les rudiments de cette technique apparue quelque cinq décennies plus tôt, au moment de la naissance de l’écrivain.

Mais Zola attend encore six ans pour se lancer véritablement dans la photographie. Entre-temps, il a avec Jeanne deux enfants, Denise et Jacques. Si la découverte de la double vie de son époux par une lettre anonyme en 1891 a été extrêmement éprouvante pour Alexandrine, cette dernière finit cependant par renoncer au divorce, acceptant que son mari ait des enfants, puisqu’elle n’a pas pu lui en donner. Émile Zola installe alors Jeanne et ses enfants dans une maison à Verneuil-sur-Seine pour l’été, de façon à pouvoir leur rendre facilement visite à partir de sa maison de campagne de Médan, à une vingtaine de kilomètres de Versailles, et ce d’autant plus qu’il a, en 1894, enfin fini d’écrire le cycle romanesque des Rougon-Macquart.

S’il se souvient des rudiments de la photographie appris en 1888, cet ami de Nadar se forme seul, en photographiant sa femme, la vie de sa maison à Médan, où le couple reçoit des nombreux amis, mais surtout l’intimité de la maison de Verneuil, où l’on voit [suite p. 80] Jeanne et les enfants en train de lire, jouer avec des bulles de savon, faire des grimaces et sourire. À Paris, il prend des clichés des rues rénovées par le baron Haussmann, les parcs, la gare Saint-Lazare… Quand il part à Rome avec Alexandrine, il immortalise, en même temps que ses rues et ses monuments, les habitants de Rome, comme il photographiera, en exil, la vie londonienne. « Ainsi, derrière la carriole de laiterie, on voit la vie de Londres », observe Bruno Martin, chargé du fonds photographie de la Médiathèque du patrimoine et de la photographie, qui a acquis les quelque 2 000 négatifs d’Émile Zola.

Pour s’adonner à cette nouvelle passion, Zola s’achète plusieurs appareils et installe, dans chacune de ses demeures, un laboratoire pour développer les négatifs. « On le voit d’ailleurs sur une photographie prise par Alexandrine, se mettre en scène avec un tablier et une fiole, témoignant des compétences de chimistes qu’il doit mobiliser », observe Émilie Maisonneuve. L’aspect technique de la photographie passionne en effet ce fils d’ingénieur, qui immortalise en 1900 l’Exposition universelle. « Il photographie alors la tour Eiffel la nuit. À l’époque, c’est une prouesse qui demande une grande technicité », souligne la commissaire. Zola lui-même témoigne des difficultés de son apprentissage : « La photographie est d’ailleurs pleine de mystères et de déboires, et vous auriez tort de vous plaindre de quelques échecs au début. Comme pour toutes choses, il faut persévérer, se rendre compte des choses et procéder avec le plus de patience et le plus de logique possible », écrit-il dans une de ses lettres.

La photographie est alors en plein essor. Zola n’est pas le seul à s’emparer de ce nouveau médium. À partir des années 1880, les innovations techniques et l’apparition d’appareils plus performants et maniables permettent à la pratique photographique de se répandre dans les classes aisées. Mais Zola n’est pas un photographe du dimanche comme tant d’autres. Il ne se contente pas de développer des compétences techniques pointues. Son œil est celui d’un artiste.

Représenter le monde autrement

Cet œil, Zola l’a cultivé dès sa jeunesse. Ami d’enfance de Paul Cézanne, il dessinait quand ce dernier composait des vers – et ne cessera jamais de le faire, accompagnant de croquis la préparation de ses romans. Quand il se lance dans l’écriture, âgé d’une vingtaine d’années – en tant que journaliste avant de devenir romancier –, il prend la défense d’une jeune génération de peintres qui tourne le dos à la peinture d’histoire et à la mythologie en représentant le monde moderne. Ce n’est pas un hasard si Henri Fantin-Latour dans son tableau Un atelier aux Batignolles, en 1870, deux ans avant l’acte de naissance de l’impressionnisme, le représente aux côtés d’Édouard Manet, Claude Monet, Auguste Renoir et Frédéric Bazille. En 1863, lorsque Manet avait osé représenter des femmes nues en compagnie d’hommes habillés dans Le Déjeuner sur l’herbe, le jeune Émile Zola, âgé de 23 ans, avait pris la plume pour défendre le tableau. Trois ans plus tard, en 1867, il avait applaudi un autre tableau de Manet, Olympia : « Enfin, voilà donc de la peau, de la peau vraie, sans trompe-l’œil ridicule ! » Comme Manet, comme Cézanne, comme ceux qui deviendront les impressionnistes, Zola cherche une autre manière de représenter le monde. Aussi, lorsque l’écrivain naturaliste se passionne pour la photographie dans les années 1890, ses clichés se révèlent bien différents de ceux réalisés par les amateurs d’une part, et les studios de photographie parisiens de l’autre. Lorsqu’il se photographie lui-même, pas question de composer un portrait académique, dans un décor factice. Il a compris le lien entre technique, le cerveau et le cœur. Ses portraits sont éclatants de vie. Pas de « trompe-l’œil ridicule » ! Pour ses autoportraits photographiques, celui qui a fait fabriquer un « déclencheur pneumatique » pour actionner l’appareil à distance ne se montre pas dans son bureau d’écrivain, pour affirmer un statut. Il pose en arrière-plan une simple toile blanche pour scruter l’homme qu’il est, à travers ses rides après une vie de combats et de labeur, son front dégarni, son regard intense.

Il n’est pas rare d’ailleurs que ses cadrages entrent en résonance avec ceux des tableaux des artistes qu’il a défendus. Ainsi, lorsqu’il photographie le boulevard des Batignolles sous la pluie, son cliché évoque par son sujet et son cadrage la Rue de Paris, temps de pluie de Gustave Caillebotte, dont Zola fit l’éloge dans ses Notes Parisiennes du 19 avril 1877. De même, lorsqu’il réalise un portrait de Jeanne Rozerot, de dos, les cheveux relevés, peut-être se rappelle-t-il la Femme à sa toilette de Berthe Morisot, qu’il avait qualifié de véritable perle, « où les gris et les blancs des étoffes jouent une symphonie très délicate… » Et sa photographie de Jeanne allongée sur un divan peut être rapprochée, par sa composition, de La Dame aux éventails de Manet... Les clichés de l’écrivain dialoguent subtilement avec l’art de son temps. Zola réalise-t-il ainsi, dans les huit dernières années de sa vie, son rêve de jeunesse de devenir peintre ?

À voir
« Zola photographe »,
Espace Richaud, 78, boulevard de la Reine, Versailles (78), jusqu’au 20 avril, www.versailles.fr

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°783 du 1 mars 2025, avec le titre suivant : L’Œil photographique d’Émile Zola

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