Art moderne

Les trésors des Staechelin

Histoire insolite d’une collection d’exception

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 10 octobre 1997 - 1330 mots

Pour protester contre la signature par la Suisse de la convention Unidroit, Ruedi Staechelin a décidé de retirer des musées de Bâle et de Genève les œuvres impressionnistes et modernes réunies par son grand-père Rudolf. En moins de dix ans, de 1914 à 1921, ce dernier a constitué une collection exceptionnelle de toiles dignes des plus grands musées.

Rudolf Staechelin est né le 8 mai 1881 à Bâle. Son père, Gregor, originaire de la région allemande toute proche, s’était installé dans la ville rhénane en 1872, avant d’y devenir rapidement l’un des plus grands entrepreneurs. Ses affaires se poursuivaient également dans le Valais, où il avait des intérêts dans le domaine des centrales électriques, ce qui permit à son fils Rudolf de devenir, au début de la Première Guerre mondiale, vice-président du conseil d’administration de Lonza SA, dont les activités s’étendaient de la production d’électricité à la chimie. Le jeune Rudolf fréquenta certainement la Kunsthalle de Bâle, dirigée à partir de 1909 par l’un de ses plus éminents directeurs, Wilhelm Barth. Dans les années dix, il y exposait régulièrement la Sécession munichoise, avant d’y présenter la peinture française de cette époque. Il proposa par exemple, en 1912, une collection d’"impressionnistes français" qui comprenait le Paysage de Pontoise de Pissarro, acquis plus tard par Rudolf Staechelin. D’autres expositions de la Kunsthalle allaient avoir une influence certaine sur les achats de Rudolf Staechelin, en particulier "Hodler" (1911 et 1917), "Maîtres français de Courbet à Signac" (1913), "Picasso" (1914) ou "Peintres romands" (1915).

Un collectionneur occasionnel
En réalité, rien ne prédisposait Rudolf Staechelin à collectionner l’art de son époque, et la constitution de sa collection fut aussi fulgurante qu’inattendue. Il se tourne d’abord, en 1914, vers les œuvres de quelques jeunes peintres romands. À trente-trois ans, il acquiert à la galerie Moos de Genève plusieurs tableaux d’Émile Bressler, Gustave François et Édouard Vallet. Entre mai et octobre 1917, son intérêt évolue vers les peintres français, avec Sisley, Renoir, Gauguin (Nafea Faa Ipoipa), Van Gogh (Les harengs). En douze mois seulement, de l’été 1917 à l’été 1918, il réunit un ensemble exceptionnel de toiles françaises, souvent acquises par lots. Collectionneur occasionnel plutôt que passionné ou boulimique, il suit les conseils de quelques galeries spécialisées : Tanner et Bollag à Zurich, la “Maison Moos” à Genève. Le 29 décembre 1917, il acquiert La berceuse de Van Gogh à la galerie Tanner. À Genève, entre juin et août 1918, il achète des toiles de Hodler et fait l’acquisition, dans la même galerie, de six Renoir en une seule journée de 1918. Paul Vallotton, qui dirige à l’époque la succursale à Lausanne de la galerie parisienne Bernheim-Jeune, lui fournit trois Cézanne majeurs (Pommes et verre, la Maison du docteur Gachet et le Portrait de Victor Chocquet) entre mai et octobre 1917. Staechelin est également en contact avec des galeries allemandes. En juin 1917, il trouve chez Schames, à Francfort, des toiles de Vlaminck, Monet, Derain et Pechstein. Il obtient également les Deux frères de Picasso par l’intermédiaire de Caspari à Munich, le 22 juin 1917. Il achète encore, à la galerie Goldschmidt & Cie de Francfort, des toiles de Courbet et de Fantin-Latour, puis, entre octobre et décembre 1919, neuf tableaux de Pechstein et quatre de Heckendorf.

La succursale lucernoise de la galerie Thannhauser, à Munich, lui fournit le noyau de la collection : en décembre 1917, puis d’août à septembre 1921, Rudolf Staechelin y achète des Corot, Delacroix, Pissarro, Manet, Monet, Van Gogh, Gauguin, Sisley. Ces acquisitions groupées seront les dernières effectuées par le collectionneur suisse. Le contexte de ses principaux achats – la Première Guerre mondiale – lui a certainement permis d’acquérir les tableaux à des conditions avantageuses. Par ailleurs, les industries chimiques bâloises, qui produisaient notamment du gaz de combat pour le front, ont remarquablement prospéré à cette époque. En 1920, à la demande de Wilhelm Barth, Rudolf Staechelin accepte de présenter sa collection à la Kunsthalle de Bâle. En septembre, 125 tableaux sont donc exposés anonymement dans les salles du centre d’art, avant d’être montrés à la Kunsthalle de Berne. Cette présentation met en lumière le grand instinct et l’extraordinaire capacité du collectionneur à déceler rapidement la qualité d’un tableau. Il n’y avait admis que les représentants les plus éminents d’une peinture moderne déjà reconnue comme valeur sûre, mais des toiles généralement peintes à l’époque de maturité de l’artiste. Ses goûts étaient somme toute “classiques”, évitant soigneusement le Divisionnisme, le Futurisme et le Cubisme. Son Arlequin au loup (1918) de Picasso nie par exemple les recherches menées par le Catalan avec Braque, avant guerre.

Les années vingt et trente ne correspondent qu’à des achats occasionnels, en général des pièces de choix, à l’image de Madame Matisse au châle de Manille (1911) de Matisse, acquise en 1943 par l’intermédiaire de la galerie Rosengart de Lucerne. Peut-être affecté par la remise en cause de l’authenticité de son tableau de Van Gogh, Le Jardin de Daubigny, en 1933, et certainement influencé par son épouse, le collectionneur s’oriente alors vers l’art d’Extrême-Orient. Cependant, après la crise de 1929, Rudolf Staechelin cherche à la fois à sauvegarder ses œuvres et à assurer un bel avenir à sa famille. Aussi crée-t-il, le 4 septembre 1931, une fondation de famille à laquelle est transférée la propriété de l’ensemble de la collection de tableaux, mais aussi antiquités asiatiques, meubles anciens, verres d’époque romaine, têtes de marbre, de pierre, et terres cuites grecques et romaines. Dans l’acte notarié, Rudolf Staechelin déclarait en substance : “Afin de sauvegarder pour ma famille, à titre de réserves d’urgence, la valeur matérielle de ma collection, et, simultanément, d’éviter que cet ensemble de chefs-d’œuvre assemblés avec autant d’amour et de sacrifices ne soit dispersé à tous vents, j’ai aujourd’hui remis la totalité de mes tableaux à la Fondation de famille Rudolf Staechelin que j’ai créée.” La fondation est donc strictement privée et n’a aucun but public.

Un départ pour le Texas
Pourtant, pour l’ouverture en 1936 du nouveau bâtiment du Kunstmuseum de Bâle – dont Rudolf Staechelin était membre de la commission d’achat depuis 1923 –, la Fondation prêta dix œuvres, puis d’autres dépôts furent faits après la guerre. En 1946, Rudolf succomba à une attaque cardiaque. Son fils Peter lui succéda à la tête de la fondation. En 1950, il vendit la résidence familiale, le Schloss Ebenrein à Sissach. Disposant désormais de moins d’espace, il mit en dépôt treize tableaux au Musée d’art et d’histoire de Genève, puis douze à Bâle. Une exposition de la collection fut ensuite programmée en 1956 à Bâle, et en 1964 au Petit Palais, à Paris. Mais, en 1967, à la suite d’un accident d’avion, la société de charter Globe Air dont Peter Staechelin était l’un des partenaires fut mise en difficulté. Le président fit appel à la fondation et vendit quelques toiles de Cézanne, Monet, Sisley, Van Gogh. Deux tableaux de Picasso furent rachetées par la Ville après un référendum et une souscription publique pour 8,4 millions de francs suisses.

La fondation signa alors avec le Kunstmuseum un contrat de prêt pour 15 ans, qui ne fut pas renouvelé en 1982, cinq ans après la disparition de Peter Staechelin dans un accident d’avion. Son fils Ruedi, qui prit la direction de la fondation, laissa un certain nombre d’œuvres à la disposition des deux musées de Genève et Bâle. À la suite du krach boursier de 1987, le fonds de dessins fut vendu aux enchères par Kornfeld, à Berne. “Pour être définitivement indépendant de la fondation”, Ruedi Staechelin vendit le 15 novembre 1989, chez Sotheby’s à New York, Entre les lys de Gauguin, pour 11 millions de dollars. Aujourd’hui, avec le prêt pour trois ans au Kimbell Art Museum de Forth Worth (Texas) de ses pièces maîtresses, se tourne une nouvelle page de l’histoire de la collection Rudolf Staechelin.

Chefs-d’œuvres impressionnistes et modernes : la collection Rudolf Staechelin, Kimbell Art Museum, Fort Worth, jusqu’au 25 janvier 1998, tél. 1 817 332 8451, tlj sauf lundi 10h-17h ; vend. 12h-20h, dim. 12h-17h.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°45 du 10 octobre 1997, avec le titre suivant : Les trésors des Staechelin

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque